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UN MONDE EN SOI

S'il fallait expliquer la musique (occidentale) en deux mots, je dirais qu'elle se constitue de deux pôles : tension / détente. La tension peut prendre mille aspects différents et c'est ce qu'ont essayé de faire évoluer certains Wagner, Debussy, Liszt, Beethoven ou encore Boulez en sortant du schémas harmonique pour explorer les timbres, les dynamiques, les sons... Dans le langage classique, la tension surgit entre la note fondamentale (première note de la gamme) et la dominante (cinquième note de la gamme). Entre l'une et l'autre, une quinte juste. Comme un arc tendu, quand on est sur la dominante, aussi dominante soit-elle, on aspire plus que jamais à retourner sur la tonique (note fondamentale) pour relâcher cette tension. La note dite sensible, septième note de la gamme, a, elle, en vérité un pouvoir immense de susciter tout cet attrait, de générer l'aspérité entre la première et la septième note et d'inviter avec une force inouïe à la résolution de l'accord. De cette note sensible naissent toutes les richesses harmoniques, toutes les couleurs et tous les reliefs. Sans elle, une platitude s'installerait vite.


Du noir au blanc, les dessinateurs le savent, tout paysage, tout visage, toute forme, prennent vie jusqu'à devenir réels par la valeur d'un millimètre de coup de crayon. La subtilité tient dans l'infinie palette qui sépare le blanc du noir et dans la manière de les faire se rencontrer... Au-delà de ces pôles harmoniques se sont créés au fil des siècles les polyphonies de timbres, de nuances, de rythmes et même de silences ! Le relief tient à si peu de choses. Se décaler d'un pas, c'est déjà observer différemment le monde - son monde.


Si le pianiste évolue entre les touches blanches et noires, il développe peut-être plus encore l'art - et la conscience - des paradoxes incessants qui parcourent une vie. Les séparer, mettre à la marge une catégorie et ranger l'autre, bien alignée, c'est tuer la musique ! Nous naissons du néant et ce néant donne toute la perspective de notre incarnation. Pourtant il y a plusieurs manières de vivre ses paradoxes : lutter ou embrasser.


"TOUT CE À QUOI TU RÉSISTES PERSISTE"


Répétait sans cesse Arnaud Desjardins, cet enseignant spirituel et écrivain de la sagesse du monde.


Et si au final la mort n'était pas l'opposé de la vie mais une étape d'un cycle ? Un cycle bien plus grand qui nous échappe puisque tout tend à naître, mourir, renaître et mourir encore. Combien de deuils avons-nous déjà vécu pour nous même ? De l'enfance à l'adolescence, de l'adulte à la sagesse... Puis les séparations, les deuils réels, les naissances. Le soleil laisse place à la lune et inversement, chaque jour, dans notre perception de nos rotations mutuelles. Comme à chaque saison, les fleurs poussent pour disparaître puis réapparaître. Dans l'hiver ce n'est pas qu'il ne se passe rien. Au contraire, le mouvement continue, le processus agit, incessamment. Éternellement ?


Passer d'une tension à une détente est la chose la plus naturelle, comme d'inspirer et d'expirer. Parfois le corps se contracte puis se détend. Nous sommes tellement conditionnés par l'illusion de laisser perdurer un état, quel qu'il soit, que nous nous sommes passionnés - tristement - à vouloir retenir, saisir, prendre un instant, un souffle, une émotion ou à vouloir rejeter ce qui, tout autant, nous traverse et passe comme nous passons nous-même dans cette grande manifestation de la vie. À l'image d'une étagère IKEA, nous voulons installer, comprendre et organiser. Puis nous nous réveillons, mélancoliques de ce mystère qui nous habite et que nous avions voulu éteindre comme la flamme de la vie.


On veut une vie merveilleuse, heureuse, vivante. Mais on s'ingénie à la rendre lisse, stérile, anesthésiante. Sans risque. Sans goût. Sans audace. Sans relief. On veut un monde grandiose et on s'applique à le rapetisser ! Un amour vertigineux ? On s'évertue à le rendre flasque ! L’éternité ? On cherche à la remplir ! À vouloir saisir les ailes du papillon, on finit par le tuer aussi simplement qu'il surgit à la vie. Puis on s'étonne des montagnes de béton qui remplacent bientôt les brindilles du printemps et on dresse une forteresse... autour de quoi ?!


LE MONDE EST UN ORCHESTRE GIGANTESQUE


Je ne peux m'empêcher de penser, ces temps-ci, à un grand musicien, David Grimal, qui eut la brillante idée il y a une dizaine d'année, de créer un orchestre sans chef et d'appeler presque ironiquement son orchestre Dissonances. Hommage au plus célèbre des quatuors de Mozart, cela fait aussi écho chez moi à cette sublime phrase de Nietzsche : "Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d'une étoile".


Que sait-on justement du chaos sinon que nous n'en savons rien ? Ne sachant rien, cela nous dépasse, donc cela nous effraie. Puis subitement une étoile surgit, un météorite tombe et nous en faisons la plus précieuse des pierres. C'est notre exploration d'astronaute de nous-même.


Observant ce monde en apparent chaos dont je fais partie, celui qui résonne en moi comme celui auquel je me sens parfois en contradiction, je pense ces orchestres dirigés par Celibidach. Ce chef d'orchestre - plus qu'un chef : un sage, un philosophe - avait cette présence unique de laquelle tant de leaders (d'orchestre, d'état, d'entreprise, de projets...) devraient s'inspirer : celle qui laisse la conscience agir à travers soi.


LA VIE N'EST PAS UNE HISTOIRE PERSONNELLE


Nous avons tellement cru que nous "devions" faire quelque chose de notre vie, à l'image de cette phrase qui serait absurde si elle ne grinçait pas à ce point dans nos oreilles inconscientes : "il faut gagner sa vie". La vie, nous l'avons déjà gagnée à notre naissance et il n'est justement rien ici à gagner ou à perdre mais seulement à faire l'expérience, à rater peut-être ou réussir sans doute, selon une certaine idée de départ... Au final, à goûter surtout, à jouer, à jouir, à s'émerveiller, à oser, à rire ou à pleurer - mais à vivre ! Or, à l'image de Celibidach donc, j'aime cet art de laisser l'orchestre monter dans ses climax sans interférence. Les violoncelles, les contrebasses montent tandis que les violons et les vents font de même pour se retrouver au sommet de l'oeuvre, non pas tant concentrés sur ce qu'ils font mais sur ce qu'ils entendent, ce qu'ils écoutent. Alors, ce n'est plus un dirigeant qui décide le chemin que nous allons prendre mais une conscience collective qui suit une énergie commune, évidente, nécessaire, logique. Et ce qui nous émerveille comme la plus juste des interprétations, le tempo le plus majestueux et les nuances les plus réussies sont justement le résultat, non pas d'une volonté d'un individu avec l'illusion de pouvoir créer quelque chose qui n'est pas, mais de cette capacité à s'écouter, à se ressentir, à vibrer ensemble puis à laisser faire la musique qui sait si bien évoluer elle-même. L'être humain a ce talent extraordinaire de vibrer, comme un instrument de musique, là où résonne sa justesse. Le corps, le coeur tout entier savent lorsque cela s'accorde. Sans cela, il pourra bien suivre un mouvement de baguette de chef d'orchestre, s'appliquer à un tempo, faire le trait et la gamme, mais profondément l'interprétation n'aura rien de vrai, rien d'organique et risquera au mieux de s'essouffler rapidement. En entreprise n'appelle-ton pas cela le burn out puis récemment le brown out ? (absence de sens)


Quelle belle illusion de croire qu'un seul individu puisse savoir et diriger une conscience collective ! Quel mensonge à soi-même de penser qu'on puisse maîtriser, créer soi-même une perfection pour s'évader de cet apparent "chaos" de la vie. De cette recherche incessante de maîtrise, l'artiste n'est pas préservé plus qu'un autre et peut, lui aussi, devenir le dictateur de son monde.


Or à l'image d'un Celibidach, à l'image de cet orchestre sans chef, j'ai la sensation que rien n'arrête un mouvement collectif. Tout ce qu'un interprète cherche à ajouter, à créer artificiellement, ne fera au mieux que ralentir, interférer le chemin vers la source, c'est-à-dire vers son coeur. D'ailleurs, à quoi bon se croire plus intelligent que la conscience, plus savant que le mystère, plus habile que le cosmos ?


Alors dans ces mouvements incertains que nous sommes invités à accueillir, en nous et à l'extérieur de nous, nous sommes les branches d'un arbre, à la fois autonome dans son ressenti du vent et liés à toutes les autres branches, au feuillage, au tronc et aux racines de cet arbre. Nous sommes l'arbre et ses racines, les feuilles et le vent, le tronc et sa sève. Pris ensemble sur la grande Arche de Noé, chacun est nécessaire.


DANS "REGARD" IL Y A "ART"


Notre liberté tient dans notre regard. L'art de voir, c'est celui de créer sa vie à travers le prisme qui nous fait du bien, qui nous rend vivant. Une conviction personnelle est que nous ne sommes pas venus sur terre pour être malheureux, pour être esclaves, pour vivre l'enfer. D'ailleurs l'enseignement quotidien est de voir certains individus traverser les pires situations imaginables et d'en revenir plus résiliants que jamais, libres, heureux, en paix, quand d'autres aux contextes à priori favorables sont en proie à des démons intérieurs sans fin. Alors nous comprenons que notre plus grande liberté tient dans le regard que nous choisissons de porter sur la partition. Resterons-nous focalisés sur un seul détail ? Serons-nous bloqués sur ces pôles de tension sans jamais "résoudre" comme on dit en musique vers la note fondamentale ? Aurons-nous le nez collé sur une seule note quand la symphonie en compte des milliers ? Est-ce la note ou sa nuance, son harmonie ? Qu'est-ce qu'une note sans une autre pour la mettre en relief, puis deux autre pour créer une harmonie, un accord même en désaccord ? Voulons-nous une vie si "lisse" qu'il n'y ait au fond plus qu'une seule note dans la gamme, donc plus de musique ? Et sans silence, la musique existe-t-elle seulement ?


L'art, c'est apprendre par soi-même. C'est aussi la liberté. Or la liberté commence là où s'arrête la lutte.


J'observe les oies au moulin de Beaupré où j'ai la chance de passer ce temps de confinement-déconfinement. Elles me subjuguent de beauté au moins autant que les plus grands maîtres que j'ai rencontrés dans ma vie ! Si l'on n'est pas habitué, on peut prendre leur langage pour des cris déconcertant, presque dérangeants, à l'image de leur comportement. En réalité elles agissent au gré de leur corps, sans filtre, en lien avec leurs besoins, sans être "contre" ni "avec", dans une perception d'une finesse ahurissante. Leur perception n'est même pas celle de l'odorat mais de l'intention. Elle perçoive l'intention à un kilomètre d'elles. Puis elles bougent et se dandinent sans arrière pensée. Elles expriment à leur manière la vie, ce qui les traverse et sont reliées les unes aux autres aussi naturellement que nos bras sont reliés à nos épaules et nos épaules à notre cou. Pourtant de l'extérieur, d'un point de vue humain, on trouve cela clownesque, drôle, voire fou. Mais pour elles, c'est la réalité de leur vie, au-delà du sérieux ou de la blague. Il n'y a pas d'inhibition. Aucun besoin de jugement ni de comparaison. Or comme disait le Dalaï Lama, l'amour c'est l'absence de jugement. Alors les oies m'enseignent l'amour, celui de soi pour soi puis celui inconditionnel avec tout, dans ce monde en soi.

L'art est un ticket d'entrée vers l'illimité.


Nous avons conçu peu à peu une forme de normalité des êtres en les compartimentant, à l'image d'une étagère d'IKEA. Cela rassure, cela donne l'illusion de comprendre et dans comprendre il y a "prendre", saisir, retenir toute cette immensité qui échappe à notre entendement... Alors untel serait "dépressif-mélancolique", tel autre "exubérant", un autre encore "délirant", ou bien encore "artiste". Jean Vilar disait "on aime l'art mais on n'aime pas les artistes". Or tous ces aspects, s'ils sont la représentation de notre monde extérieur sont aussi nécessairement dans notre monde intérieur. Ils font partie de nous. Le monde est une fractale à travers laquelle tout est contenu dans tout. L'extérieur n'est que le reflet de l'intérieur et inversement. Voyez, lorsque nous êtes amoureux combien la vie entière semble merveilleuse et comment chaque brin d'herbe reflète le bonheur qui vous habite !


À l'heure du "déconfinement", qu'avons-nous appris de notre monde intérieur ? Avons-nous embrassé toutes ces parties parfois moins connues voire totalement inconnues de nous ? L'artiste, le créateur, le fou, le clown, le dictateur, le tyran, le sage, l'idiot ?


Le paradoxe n’est pas le point de départ du labyrinthe. Il est le labyrinthe tout entier. Je crois bien que vouloir s’en échapper est la plus cruelle des illusions. Accepter de l’embrasser, la plus grande des libérations !


Alors je songe à cet embrassement de diversité, de talents, d'émotions, de paradoxes au coeur de chacun comme pour faire la paix dans sa propre guerre, dans ce monde en soi à priori chaotique et offrir ce bouquet miroir de l'âme. Sans noir ou blanc mais noir et blanc, comme la mort fait partie de la vie et la vie de la mort, les touches du piano peuvent alors créer la symphonie des mondes. Un embrassement du printemps !


Vous souhaitant un inspirant mois de mai

Au chant des oiseaux


Avec amour,


Hélène



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