À l'image d'un orchestre qui s'accorde sur une scène surexposée à la lumière, le monde entier ressemble fort en ce moment à une grande zizanie façon Asterix. Le meilleur moyen de brouiller une information est bien d'en rajouter une deuxième, puis une troisième et ainsi à l'infini ! En hypnose, l'on appelle cela "saturation".
Comme en musique, notre oreille peut entendre intérieurement une multitude de voix mais à l'extérieur, physiquement, les plus habiles d'entre nous ne seront capables que de suivre trois voix en moyenne de manière parfaitement autonome. Ensuite, la polyphonie - cette superposition des voix - laissera place à l'harmonie, c'est-à-dire un bloc de notes formant une couleur générale, ou au cluster, un agrégat de dissonances. Or c'est bien ce cluster qui exacerbe nos oreilles, nos coeurs et notre raison depuis ces dernières semaines voire ces derniers mois, à l'image des sirènes criardes des voitures officielles dans les rues pourtant devenues désertes de nos villes. Mouvement accelerando prestissimo sforzando devant un public médusé !
Alors que faire de ce bruit environnant ?
Beaucoup d'artistes et notamment de musiciens n'ont plus l'occasion de laisser résonner leur vibration, de transmettre leur musique au monde. Au-delà de la suppression radicale culturelle et artistique décidée par les politiciens actuels, je me demande s'il n'est pas l'heure de questionner notre silence intérieur justement, cet espace entre deux notes, juste là où nous habitons vraiment. Quand la toile du peintre est gribouillée de toutes les couleurs, que peut-on bien y créer, sinon remettre la distance entre soi et l'oeuvre ?
À chaque coup de pinceau, nous prenons la responsabilité d'ajouter une touche supplémentaire à l'histoire. Aussi infime soit-il, ce coup de pinceau est chacun de nos plus petits gestes au quotidien. Or, qu'en est-il de nos gestes justement ? Non pas les gestes dits paradoxalement "barrières" par les panneaux marketings des politiciens en actions. Non, les gestes de soi à soi, ceux qui rentrent en résonance avec notre propre corde la plus intime : nous-mêmes. Suivons-nous notre inspiration de la plus juste des manières ? Sommes-nous à l'écoute de nos valeurs, ce moteur qui nous fait vivre avant de mourir ?
Qu'en est-il de notre souffle, notre respiration dans ce grand agitato d'une oeuvre qui s'emballe ?
Respirer est devenu un mot audacieux mais il reste notre plus grande puissance. À chaque inspiration je peux remplir tout mon être de vie et à chaque expiration lâcher tout ce qui n'est plus nécessaire au creux de ma vérité. L'inspiration, c'est une reconnexion à mon aspiration profonde.
Alors, si je ne peux influer directement des décisions ou des actions à l'encontre de mes valeurs dans le monde, je peux choisir la manière de vivre cette situation. Mes émotions m'appartiennent, comme l'accord et le maniement d'un instrument, peu importe sa qualité.
Si je parle de silence, c'est que la musique pour moi est un hommage au silence. Notre silence. Celui qui ouvre toutes les portes de la vérité, notre connaissance infinie lorsqu'elle s'accorde avec l'âme de notre être. Il est inaccessible par l'extérieur cet espace.
Comme l'entrée des artistes se trouve souvent derrière le théâtre, en catimini, la vérité est un trésor qui ne se dévoile que dans l'espace silencieux de notre coeur. Au coeur du coeur sont tous les trésors et plus encore. Il y a dans le secret de l'âme toute la beauté qui ne s'invite que secrètement, à l'abri des regards trop ostentatoires. À chaque instant où nous cherchons à la saisir, elle se dérobe, comme Scarbo sous les notes de Ravel.
La vérité peut bien prendre autant de prismes que d'être humains - interprètes de la vie. Elle n'en reste pas moins Une et Une seule. Nous sommes 7 milliards d'explosante fixe venant d'un même endroit pour aller au même endroit.
Toutes les divisions illusoires de cette grande cacophonie ne sont, au font, qu'un orchestre qui cherche sa propre tonalité, son propre la de diapason, avant d'attaquer la toute première note à l'unisson. Ce n'est pas parce que nous semblons aller chacun dans une direction, nous aventurant dans les coins qui nous appellent, que nous sommes incompatibles les uns les autres. Il n'y a que la peur qui puisse réussir ce tour de passe-passe. Or explorer ses peurs, c'est ajuster son instrument pour lui permettre, un jour, de résonner tout son potentiel, c'est-à-dire sa vibration unique, qu'il soit une petite flûte piccolo ou une grande contrebasse ou encore quelques timbales du fond des astres. Notre chant ne pourra s'exprimer qu'une fois libéré des tensions qui l'entravent. Avant cela, il n'est question que d'accord et de positionnement.
Ce positionnement ne peut être en lien avec quelque chose d'extérieur. C'est de notre propre cohérence avec nous-même dont il est question. Il n'est plus l'heure des morales conditionnées par des éducations extérieures. La sensation de ne plus savoir, c'est déjà un point de départ vers une note plus authentique, plus vraie. Suivre son inspiration, c'est déjà commencer par l'entendre sans chercher à saisir ou à figer son savoir...
Insaisissable est l'âme du monde ! Et pourtant, partout, en tout lieu et en tout temps, la vie s'immisce comme l'air et l'eau se fraient un chemin sans jamais se laisser attraper par les mains de l'Homme.
Nous voudrions enfermer notre elixir d'immortalité quelque part dans un petit flacon et croire qu'il resterait sur une étagère à notre disposition. Nous nous croyons puissants à l'endroit précisément de notre impuissance ! Et faibles là où tout est accessible. Car cette prétendue faiblesse est celle de poser genoux à terre pour s'en remettre à plus grand que soi, sans savoir forcément, sans comprendre réellement. Est-ce notre inconscient ? Est-ce cette inspiration ? Est-ce l'énergie vitale de notre corps ? Est-ce notre coeur lorsqu'il se dépouille de toute charge émotionnelle passée ?
La musique a ceci de vital qu'elle nous connecte à notre grandeur, cet endroit où l'on se dépasse soi-même, du moins l'idée du petit être que nous croyons être. Car nous ne sommes pas que des cerveaux sur pattes. Nous savons à présent que la conscience n'est pas dans le cerveau, comme l'orchestre n'est pas dans la radio. Toutes les expériences de mort imminente l'ont révélé. Alors, ces sensations qui nous parcourent lorsque nous réagissons aux sons d'une musique sont aussi le rappel de notre immensité, d'une connaissance qui passe par d'autres canaux que ceux d'un mental studieux.
En ces temps où les passeurs rasent les murs l'air vouté et le visage recouvert, notre souffle à chaque seconde nous rappelle que nous sommes bien plus que cela et que nous le sommes tous, les 7 milliards d'être humains, ensemble en ce moment. Au-delà d'une cacophonie programmée, notre âme résonne à l'unisson. Car enfin, qui sur terre ne souhaiterait pas vivre heureux et en paix ? Peu importe les chemins, les interprétations, les instruments, les intonations et les rythmes. Qu'il s'agisse d'un boulanger désespéré de la faillite, d'un entrepreneur surexcité par l'argent, d'une femme au foyer concernée, d'un artiste créateur, d'un scientifique aux aguets, d'un passeur indécis... Nous venons tous d'un même endroit pour aller vers un autre même endroit. Ne confondons pas les détails avec l'essentiel.
Lorsque Beethoven compose son Ode à la Joie, c'est tout un choeur (sans jeu de mot) qui résonne ! Pas une seule femme ou un seul homme. Tout un monde qui fait de chacune de ces essences d'âme humaine une grande symphonie au coeur déployé. C'est qu'il faut bien chacune de notre unicité pour former cette immense oeuvre. Il faut bien le prisme de chacun de notre regard et de nos vibrations, une fois accordé sur notre propre la de diapason, pour qu'ensemble nous jouions à n'en plus finir !
Ce n'est pas mourir qui est grave mais ne pas avoir vécu ! Ne pas avoir tout risqué et partir penaud sans avoir réalisé l'amour que nous portions comme des ambassadeurs à chacun de nos pas.
La musique nous ramène à ces fondements le temps d'un entre-deux notes, un entre-deux silences, ou d'un entre-deux bruits. Parfois même ce sont les croyances sur nous-mêmes, ces passages d'identité comme des masques, qui s'enlèvent et se changent. La peur n'est qu'une passagère dans le train de notre vie. À nous d'oser l'aborder, lui parler et explorer ainsi différemment le voyage qu'il nous est offert de vivre une fois.
Depuis notre premier souffle jusqu'à notre dernier râle, nous sommes poussés vers l'horizon. Est-ce la connaissance pour certains ? L'engagement pour d'autres ?
N'importe comment, même au fond des abîmes de la haine ou de la peur, je crois qu'il n'y a fondamentalement qu'un seul élan, celui d'un hommage à la Vie. Qu'il soit déguisé en fascination, en écoeurement, en frustration... Il n'est question que de prismes à travers lesquels se fraient la Vie par tous les chemins possibles. Y compris les plus macabres.
Ce qui fait notre grandeur, c'est notre faculté à nous accorder, à nous réaligner nous-mêmes comme des instruments autonomes selon la vibration du moment.
Parfois nous pouvons avoir besoin d'amener un instrument chez le luthier ou l'accordeur. Il permet alors d'aiguiller, d'affiner la mécanique. Mais profondément les virtuoses que nous sommes de nos propres stradivarius, sont les maîtres et les joueurs de ces instruments uniques.
Il n'y aura alors qu'une fois accordé la vibration de son inspiration, cette corde ni trop tendu ni trop détendue pour laisser sonner l'air selon une fréquence en harmonie avec soi et l'acoustique du monde, il n'y alors qu'à cet instant que nous pourrons nous accorder ensemble et créer ce vers quoi l'élan nous mène.
Frédéric Lenoir parlait de "l'âme du monde". Je me demande alors si cette âme a un son, de quelle gamme, de quelle tonalité et en quelle harmonie elle sonne...
En se reliant à cette note, mon âme à moi frétille comme les quelques coups de baguette du chef juste avant que la symphonie ne démarre vraiment.
À tous les diapasons que nous sommes
Et au grand diapason de l'univers,
Je vous souhaite toute la confiance de notre grandeur
En ce mois de novembre.
Avec amour,
Hélène Tysman
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