Avez-vous déjà eu cette impression d’être à deux endroits en même temps ? En deux espaces temps superposés – au moins ? Quelqu'un vous parle et vous pensez à autre chose… Vous posez votre regard sur un objet ou votre oreille sur une musique et il est impossible de le dissocier de ce qui le constitue pour vous : le jour où vous l’avez découvert, rencontré, trouvé, reçu, utilisé… Consciemment ou inconsciemment, ce sont plusieurs voix qui dialoguent en nous - tels les choeurs de Fidelio - parfois contradictoires, parfois complémentaires. Les Six Personnages de Pirandello en quête d'auteur...
Sans poussez la schizophrénie au grand, nous avons souvent l'intuition d'avoir plusieurs strates en nous. Combien de parties pouvons-nous percevoir, explorer, expérimenter ?
Sans doute est-ce infini ! C’est ce qui rend notre propre continent le plus mystérieux, le plus inexploré et le plus utopique de tous !
"L'art et l'enfance sont ce qui nous permet de ne jamais s'habituer au vivant" nous disait Christiane Singer. Or, qu'est-ce que l'art sinon cette enfance qui a survécue, cet état qui sait s’émerveiller, comme la première fois, de toute chose ? Pourtant le temps de l’enfance, c'est aussi, paradoxalement, celui de l’école où il ne fallait pas être « tête en l’air », avoir la « tête dans la lune » ou encore « dans les étoiles ». Au-delà de la beauté de l'image, ne passons-nous pas notre temps, qu'on le veuille ou non, à laisser des parties de nous-même se dérober au "maître" ? Échappées-belles ! Précieuses, audacieuses, impertinentes, timides, maladroites, émues, ridicules, folles, sages, honteuses, elles sont parfois conscientes mais le plus souvent insaisissables à notre mode de compréhension habituel.
À l’instant-même par exemple, votre respiration, les battements de votre cœur, peut-être les pas ou les gestes que vous venez de faire ou allez faire, sont parfaitement intégrés à un niveau inconscient et pourtant directement liés au moment où ils ont été appris, engrammés. Heureusement il ne nous faut pas réfléchir chaque fois pour se rappeler comment marcher ou connaître l’anatomie complète du corps humain pour effectuer un mouvement. Heureusement notre corps sait parfaitement comment se régénérer et faire circuler le sang pour actionner le cœur sans que nous ayons la sensation de prendre part à la manœuvre. Tenez, depuis que vous lisez ces lignes, il s’est peut-être passé un événement autour de vous, un minuscule changement, un bruit, un son, une lumière, une odeur, une température. Cependant vous ne l’avez peut-être - sans doute - pas conscientisé. Au même instant votre mental se portait sur ces lignes ou ailleurs encore, les yeux suivants des mots et les pensées des chemins, des idées, des émotions.
Soyons les astronomes de nous-même ! Reliés à l'autre bout du télescope, nous pourrions découvrir les traces de ces stratosphères en mouvance, de la lune à la terre, dans les airs ou dans la tête, et au lieu de les mettre sur le banc de touche, les embrasser comme autant de fleurs d'un même bouquet aux fragrances infinies.
Le millefeuille le sait bien, tout se juxtapose, se superpose, s'assemble, s'amplifie ! Il n’est plus question d’horizontalité. Le goût, la saveur, sont ceux de l’instant et on serait profane des profanes dans l’univers des chefs pâtissiers si d'aventure on le mangeait couche après couche plutôt que d’en saisir la pleine densité !
Faut-il donc toutes ces épaisseurs pour s'effeuiller avec grâce et légèreté ?
Selon un certain point de vue, nous pourrions nous définir comme étant le résultat de toutes les expériences vécues. Or, combien d'expériences invisibles pour quelques apparitions - illusoires ? - que nous avons pris avec tant de sérieux...
L'art m'apprend, tel l'apnéiste approfondissant ses plongées quotidiennes, combien le monde a besoin de Conscience plus encore que de connaissances. Avec quelle Conscience choisirons-nous de vivre chacun de nos gestes, de nos paroles et de nos actes aujourd'hui ?
De plus en plus, nous avons accès à des informations sur notre planète, son écosystème et le souci de survie bien au-delà de notre propre existence. Cette connexion au macrocosme est devenue plus présente dans nos vies. Grâce aux réseaux sociaux aussi, nous pouvons entendre ou prendre part plus facilement à des questionnements sociaux, politiques, au niveau international, national, régional... Sur le plan individuel, les questions de sens, de croyances, de conditionnements, que ce soit dans les relations interpersonnelles ou dans sa vie professionnelle, nous bouleversent à un moment ou un autre. Parfois rattrapé par les traces de son passé, par le désir de se projeter dans le futur, de se comprendre, de comprendre l’autre, de remettre en question ou d’affirmer ses choix, nous nous retrouvons au coeur d'une multitude d’états du plus intime au plus global. Autant d'épaisseurs qui nous rendent mille-feuille le temps d'un soupir !
Chefs d'orchestre de cette symphonie gigantesque, polyphonie de réalités, nous sommes ce contrepoint savant de toutes ces parts d'être qui nous traversent. Les thèmes s’enchevêtrent et les rythmes s'entremêlent. Explosion de saveurs !
Que sait-on de la réalité ? Prononcez-le encore et encore… jusqu’à obtenir : l’arréalité !
Claude Debussy connaît bien ce temps dilaté, devenu non plus linéaire mais architectural. L’évolution ne se fait plus dans une horizontalité ni même un développement exclusivement harmonique mais sur des plans sonores juxtaposés, des agrégats de couleurs s’influençant les uns les autres. Interconnexion des résonances et des timbres. Il est alors possible de goûter chaque création sonore comme un présent en perpétuel recommencement. Avant-gout de l'éternité ?
Poète au service de la liberté, René Char écrit "tout acte est vierge, même répété." Sommes-nous capables de vivre cette pluri-réalité non plus dans le temps mais au travers de cette densité de l'instant ?
En ce matin d’équinoxe printanière, je vous souhaite de vivre cette journée comme si c'était la première de votre vie ! Quelle goût a-t-elle ?
Musicalement vôtre ! Hélène Tysman
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