LE MAÎTRE ET L'ÉGO
Lorsque je monte sur scène, deux facettes de moi se présentent au public : le maître et l’égo. L’égo dit : « Regarde comme tu maitrises bien cette œuvre et comme tu es talentueuse ! » Ou « Cela ne sonne pas assez bien, tu n'es pas capable, c’est mauvais... » Le maître dit « ça joue, ça se fait, et c'est bon ! Laisse la magie toucher ceux qui le souhaitent… Laisse faire, ressens, accompagne le mouvement ».
Une vie de musicien, sans exception de tout être humain, se construit autour de l'égo. Même lorsque je me fais croire à l’humilité, elle n‘est souvent qu’une astuce de plus du mental, cet égo prestidigitateur.
Dans notre société moderne, notre éducation nous a appris que la partie intelligente de notre être était tout en haut, dans la tête. Pourtant le cerveau n'est qu'une tour de contrôle. Ni l'avion, ni le pilote, ni les passagers, ni la piste de décollage...
Avec la révolution quantique et diverses découvertes scientifiques, nous savons que les neurones sont aussi importants (sinon plus) dans le ventre, le cœur, le corps, les tissus (peau). Nous savons que la perception du cœur précède le cerveau*, que l’émotion ou le ressenti précèdent la pensée. Pour cette raison, une personne peut tout à fait avoir conscience d'un traumatisme et l'avoir analysé dans tous ses détails pendant des années de psychothérapie mais rester figée dans les parties du corps qui en maintiennent la mémoire au moins autant que le plus intelligent des cerveaux, recréant sans cesse une réalité à l'image de cette mémoire, jusqu'à ce que ces figements puissent être libérés, digérés, évacués. Cela ne peut donc passer ni par le mental ni même par l'émotion. Un accouchement ne se fait pas en le conceptualisant mais en s'abandonnant au corps tout entier, aux pulsions archaïques et sages qui en ont la connaissance depuis la nuit des temps. Il n’est plus question de bien ou de mal dans cet acte de pure vérité.
Au conservatoire, cette école d'élites, je fus plus que jamais amenée à me centrer sur mon mental. Comme toutes ces écoles - science polytechnique, normal sup, les mines - l’intelligence est surreprésentée par le seul outil qu'est le cerveau bien pensant, prenant la place de l’alpha et l’oméga sur toute interprétation du monde comme de son propre monde. Son propre monde est alors interprété selon la cartographie de l'extérieur, conditionné, et risque de laisser beaucoup de messages sans destinataire. L'image de cela serait cette anecdote que l'on raconte lorsque Christophe Colomb arrivait en Amérique avec son navire et que les Indiens, n'ayant jamais vu un tel bateau flotter sur l'eau, ne l'ont pas vu ! Cette réalité dépassant leur schémas intérieurs habituels, ne pouvant même y croire, l'image ne leur était pas visible. Il a fallut qu'un seul, plus sensible, ressente quelque chose, une vibration, puis commence à percevoir, en lâchant toutes ses croyances, pour amener finalement à cette possibilité jusqu'au moment où le bateau s'est effectivement échoué sur la rive, amenant chacun à constater que ce "miracle" était bien réel. En restant sur une seule porte d'accès, il est probable que beaucoup de perceptions ne passent plus d'un monde à l'autre à travers son propre canal. L'on prend alors conscience que le cerveau permet de faire le lien entre l'intérieur et l'extérieur, à traiter des informations. Pour autant, est-il toujours garant de la vérité ?
Alors, impossible de descendre très profondément en soi quand toute la focalisation reste en haut. Impossible de convoquer le sage quand l’intelligence tourne en boucle comme un hamster dans sa cage. Anesthésié le corps, l’intuition, l’émotion. Le mental aime tourner ! Plus on lui donne à manger, plus il tourne et plus il vous donne à manger (et le tournis) ! Jusqu’à ce que l’identification en devienne tellement absurde que certains vivent hélas ce qu’on nomme « burn out » ou manque de sens ou encore dépression.
Ce qu’il y a de pire que nos souffrances, c’est le deuil de nos souffrances. Prendre conscience de l’illusion de nos souffrances, c’est-à-dire mettre à terre l’égo, est la réalisation la plus subtile, la plus vertigineuse et la plus puissante de toutes. La première impression est de ne plus exister.
Je ne parle pas du déni de ceux qui oublient qu'ils ont un corps, des émotions et des mémoires inconscientes d'enfant. Mais du processus d'accueillir et reconnaitre cette histoire avec ses inconforts avant de prendre conscience que son vécu, l'attachement qu'on y a porté, n'est plus nécessaire et peut être dépassé.
À cette époque, même l'émotion passait chez moi par le haut, par le mental. Dans nos croyances, nous pensons inconsciemment que la vérité, le spirituel, la grâce se trouvent en haut et que le bas n'est qu'illusions, désir, sauvagerie ou encore mensonge. Pourtant les animaux ont cette sagesse justement qu’ils ne mentent jamais, qu’ils n’en éprouvent pas le besoin, ni de mentir aux autres ni de se mentir à soi-même. Cette manipulation mentale nous fait croire à un talent supérieur alors que ce n’est qu’un oubli, une rupture avec nos sens vitaux, avec une connaissance ancestrale lorsque nous savions écouter notre corps, nos antennes. Alors, souvent, nos mouvements disent "non" tandis que nous maintenons le "oui" – ou inversement. Et le mental tourbillonne pour y trouver du sens ! Car il est finement intelligent… Au final, nous ne savons plus nous-même ce que nous voulons. La stratégie remplace l'intuition et nous rend fous devant les fameuses prises de décision.
Chez les danseurs, j'aime cette phrase qui dit que le haut du corps, c'est le cœur. Un danseur ne peut être guidé par sa tête, même si elle lui sert à repérer ou apprendre certaines choses. Alors c’est par son corps - et au-delà de tout, son cœur - comme la voile d’un bateau, qu’il mène ses pas. On dit pourtant d’une passion qu’on s’y plonge corps et âme. L’intention est vraie, simplement nous en avons oublié le chemin et le mental, malgré lui, empêche l’accès à ce processus naturel. Le hamster dans sa cage a juste besoin de prendre repos, d’accueillir l’espace et faire silence.
Le maître n'est pas une tête remplie d'intelligence. Au contraire, il est plutôt un espace vide, dépouillé, silencieux. Recueilli.
Étonnamment, je crois que si j’offre la musique au monde, c’est pour mieux se connecter à son propre silence. La musique offre au vide de révéler ses contours, cet espace où pénètre le souffle de la vie, la vibration de cette immobilité en mouvement.
Les œuvres classiques, la maîtrise instrumentale, tout cela me pousse vers une fine intelligence, c’est vrai. Mais l'intelligence n'est pas la sagesse. Monter toute son énergie dans le haut de la tête amène parfois à oublier l'amour du cœur ou l'intuition de ses tripes.
Rien n'est incompatible. Nous avons cru hélas dans une hiérarchie imaginaire, dans une séparation des sens, des mondes, de l'être, de l'avoir et du faire. Comparaison, jugement, qui ne sont que les gardes fous de peurs ancestrales, de terreurs figées que nous redoutons à approcher puis à transcender.
On apprend beaucoup, jeune, à maîtriser, à être « virtuose » et à juger en permanence si cela est assez bien ou comment cela pourrait être mieux. Ne pas accepter les applaudissements ou s’identifier aux applaudissements revient au même. À force, le cœur s’endurcit, paradoxalement, dans un domaine où la sensibilité est de mise. Aux premières notes d’un collègue, on sait – ou plutôt l'on croit savoir – d’emblée en émettant une opinion que l’on croit nécessaire ! : « bien ou pas bien».
Le désir de perfection, de toujours chercher mieux pour atteindre l’inatteignable, ce Graal qui nous rendrait saint parmi les saints, qui nous permettrait de nous élever enfin de ce monde tortueux, ce désir qui nous rend dévoué à un art, cache derrière cette parade un attachement illusoire. Le maître sait que tout est déjà là, que « ça » se fait ou même que « ça » est. Il n’est rien besoin d’autre. Ça ne cherche rien.
Comme la spiritualité, l'art, s'il est un échappatoire, risque à ne pas s'incarner pleinement.
Le pur état de présence mène à la plus grande des perfections car justement il ne la cherche plus. Et s’en féliciter, c’est encore revenir au jeu de l’égo en repartant pour un tour de manège ! Il n’y a alors que quand l’attachement à l’identité s’efface, disparaît, se dérobe, que s’ouvrent toutes les portes de la connaissance. Il faut donc mourir une fois pour connaître ? Le chemin du guerrier me semble ne se franchir que dans l’humilité. Pas celle qui consiste à se rabaisser ni celle qui prône de se croire tout puissant. Au-delà de cette dualité se cache un secret, celui du maître capable de poser un genou à terre en élevant sa poitrine au ciel. Celui de savoir que « je » ne suis rien, alors tout me traverse.
Dire que l’on sait, c’est se couper de la connaissance, car dans je « sais », je m’empêche moi-même d’accueillir, je ferme la porte en « saisissant » au lieu d’être dans la réceptivité de la vie. Vivre, c’est apprendre à accueillir. Rien n’est à faire ! Comme l’écoute d’une musique, ça écoute, ça s’ouvre, ça ressent, ça évolue, ça traverse, ça apprend…
Au cœur de l’illumination le maître réalise qu’il n’y a rien à savoir ! Et quelle désillusion !
Pourtant, tout est à connaître. La connaissance passe par l’expérience, le savoir par le mental. Alors, les portes de la sagesse s’ouvrent avec béatitude, simplicité et immensité. La sagesse reçoit par le cœur quand l’intelligence reçoit par le mental.
Le mental est bon aussi et bien pratique ! Mais de cet outil nous en avons fait une fin en soi, sans prendre en compte les infinies capacités de l’être dans sa globalité.