Certaines oeuvres deviennent mythiques. C'est le cas du Boléro de Ravel, de la 5ème symphonie de Beethoven ou encore du Requiem de Mozart. Comme les personnages Hamlet, Cyrano ou Figaro, ces oeuvres ont transcendé leurs auteurs.
Comment cela est-il possible ?
Personnellement je crois que Chopin n'avait pas idée de ce qu'il laissait entrevoir à travers ses 24 Préludes. Et Bach ne réalisait pas non plus l'ampleur universelle que son oeuvre allait créer, plus forte encore et toujours aussi infinie trois siècles plus tard.
Au théâtre, l'on fait la différence entre le personnage et le comédien. En musique, le contact de l'oeuvre à l'interprète est direct. Aucun intermédiaire. A priori.
Mais que sait-on de nos personnages ? Ceux que nous jouons chaque jour, bien dans notre rôle auquel l'on finit par croire avec tant de ferveur qu'on ne le questionne plus. Pourtant ce n'est qu'un rôle... Dramatique, inquiet, dubitatif, rêveur, flou ou contrôlant.
Mais lorsque, mécontent, ce personnage se tourne vers l'auteur, comme pour lui signifier que ce n'est pas l'histoire qu'il souhaiterait, alors se joue une drôle de comédie ! Dieu existe-t-il ? Voilà la question la moins essentielle de toute notre vie. En vérité, ne serait-il pas plus juste d'interroger l'existence de celui qui pose la question ?
LA PRÉSENCE DE L'ABSENCE
Fabrice Lucchini avait un jour déclaré, en interview : "je suis payé pour m'absenter". Et voilà que les artistes montrent la voie comme le feraient certains guides spirituels.
Ne faut-il pas se croire "quelqu'un" pour interroger un créateur extérieur ? Au contraire, acceptant d'être rien, l'on accepte d'être tout.
Alors la question de savoir si Dieu existe se révèle absurde ! Mais la question de savoir si je existe est beaucoup plus pertinente. Et il se pourrait bien que, Dieu existant, il n'y ait rien d'autre que Cela, justement. Rien d'autre...
Étonnamment lorsque Ravel compose son Boléro, il est inspiré par les bruits d'une usine, celle devant laquelle, enfant, il passait régulièrement aux alentours de sa maison familiale. À la manière d'un Chaplin des Temps Modernes, il peint ce qu'il voit de ces machines, d'un monde devenu mécanique. Et cela en devient un rythme scrupuleusement répétitif, "sans forme ni développement", dit-il lui-même. Aucune musique ! Quatre vingt quinze ans plus tard, l'oeuvre reste, après le succès de sa création, la plus jouée dans le monde.
Que s'est-il donc passé ?
L'on reproche souvent, un peu caricaturalement, à l'artiste, son orgueil. Pourtant combien faut-il s'absenter justement pour laisser véritablement l'oeuvre s'installer...
Et combien nous faut-il nous absenter de notre personnage illusoire pour laisser toute la place au "créateur", cette lumière intrinsèque, en nous ?
Entendons-nous, s'absenter, ce n'est pas se cacher. Se n'est pas éviter ni fuir. Ce n'est pas encore se faire tout petit ou tenter de se rendre invisible derrière quelque chose d'autre d'autre que soi.
S'absenter, c'est déposer tout ce qui est inutile, faux, bruyant. Lourd. Le passé, le futur. La peur de mourir. Celle même, paradoxalement, de disparaître. Alors, à l'instant où l'on est prêt à embrasser sa propre disparition advient la plus puissante de toutes les présences.
Au fond, c'est jouer son personnage en sachant qu'il n'est qu'un personnage, aussi grandiose ou médiocre soit-il.
Certains romantiques comme Chopin auront peut-être flirté avec la mort d'une manière douloureuse, pour trouver cet espace d'abandon du personnage au profit du créateur. Mais finalement toute la vie n'est faite que de frontières entre le visible et l'invisible, entre la vie et la mort, entre ce qui est moi et ce qui est l'Autre, entre être et ne pas être... Car c'est à la frontière uniquement qu'il m'est permis d'expérimenter l'un ou de l'autre.
C'est lors d'une conférence que je donnais la semaine dernière à Washington sur le mental du musicien que je découvris véritablement ce phénomène. Alors que je
LE QUART D'HEURE DE CÉLÉBRITÉ *
À l'heure où se mettre dans la lumière par tous les médias possibles semble relever de la condition même d'exister, l'on a jamais autant traqué le véritable rayonnement. Non pas celui des flashs photographiques, des projecteurs ou des smartphones, mais celui à l'origine de tout crépitement au fond d'une cheminée. Invisible, nécessaire. Je pense à certains chamans, certains sages habités de cette paix immuable, qui n'ont pas le sourire facile. Soudain, un éclat de rire laisse jaillir par l'extérieur ce qui n'a jamais cessé d'être à l'intérieur. Mais devant la foule, aucun sourire artificiel, aucune mimique apprise par tant d'entre nous qui consiste à ce rictus forçant l'image d'un pseudo-succès personnel. Il n'en est rien ! Parce qu'il n'y a pas besoin d'y croire. Rire est un état du coeur. Non pas la présence de lumières ajoutées mais l'absence de tout ce qui pourrait obscurcir cette origine.
Alors, quand une oeuvre, pareillement, jaillit du fond des astres, elle nous rappelle qu'il n'y a pas de frontière entre le créateur et la créature. Et qu'alors, l'Hymne à la Joie dont tant de jeunes gens connaissent la mélodie sans en connaître l'auteur, continuent de le fredonner comme l'être humain continue de se croire Albert, Jean-Jacques ou Monique alors qu'il est la Vie en action...
Voilà que soudain un écho me vient, celui de l'unique pièce de théâtre dans laquelle j'eus la chance de jouer, petite fille, dans une mise en scène du célèbre Armand Delcampe et du non moins célèbre auteur Luigi Pirandello : Six Personnages en quête d'auteur.
Et s'il n'y avait plus à le chercher... À quoi ressemble le vôtre, d'auteur ?
En cette période de dépouillement hivernal, celle où la nature s'introspecte, je vous souhaite une inspiration sans limite. Et tous les crépitements de votre feu intérieur !
Musicalement vôtre,
Hélène Tysman
* Expression inventée par l'artiste américain Andy Warhol.
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