Me rendant au Chopin Freedom Festival de Varsovie la semaine dernière, je m'assois dans le taxi trop matinal pour moi, direction l'aéroport de Paris. Un peu ronchon, je ne déborde pas l'envie de lui adresser la parole, sentant déjà les palpables tensions m'envahir tandis qu'il m'assène de mettre la ceinture arrière. Au même instant, je pense aussi que j'aimerais être cette personne semant la joie partout sur son passage, maniant la gentillesse comme d'autres manient le sabre... Mais la déception de moi-même a pour effet de s'abattre sur lui ! Ce matin-là, impossible d'être toute douceur, il est bien trop tôt pour moi et je pense à mon concert du soir. Le chauffeur, lui, n'en démord pas.
Pas froid aux yeux - ou insensible aux signaux de ma vibration bulldog -, il m'interroge : "que faites-vous dans la vie ? pourquoi allez-vous en Pologne ?" Je marmonne "pianiste" avec la crainte qu'une avalanches d'autres questions s'en suivent. Or à ce mot, les étoiles scintillent dans ses yeux. Un miracle se produit. Le taxi entier se transforme quand le chauffeur s'exclame : "Quelle chance ! Quel privilège ! Une musicienne dans ma voiture !" Puis il enchaîne, un large sourire au visage : "mieux vaut faire la musique que la guerre". Il ne sait pas que je me rends justement au festival de la liberté, porter le son de la musique aux portes de celui des canons. Sa dernière phrase me fait l'effet d'un électrochoc.
Sous son air basané, je lui demande d'où il vient. Il me répond : "Liban". Je comprends alors qu'il sait ce que signifie la guerre. Il me raconte à quoi ressemblent les immeubles bombardés où un simple instrument de musique rescapé ici ou là suffit aux survivants pour continuer la musique, cette fameuse musique... Il est joyeux en parlant, léger, et décide de me présenter tous les musiciens connus du Liban par la radio de son taxi. Bientôt la voiture se transforme en une fête de chants et de mélodies, de ces fêtes que nous devrions vivre à chaque jour de notre vie ! De lui à moi, une rencontre a eu lieu. Je me sens reconnaissante et peine presque à quitter son taxi, trop vite arrivé aux portes de l'aéroport.
Ce n'est donc pas le calme qu'il me fallait ce matin-là, comme tous ces matins où nous croyons avoir besoin de nous cacher pour nous détendre, de nous séparer pour trouver notre paix, de nous "calmer" pour vivre mieux... Mais de sens, de joie, de vie, d'humanité, de partage. D'espoir. Ou disons-le plus simplement : d'amour. Cette substance dont parle Christiane Singer et qui nous fait dire : "je te vois".
LA TENSION OU L'ATTENTION
En ce temps de Mars, dieu de la guerre, hautement symbolique des tensions politiques actuelles, je m'interroge sur mes tensions à moi. En moi. Le premier réflexe de la pianiste que je suis est d'écouter ce qui se joue.
Une partition est faite autant d'harmonies dissonantes que d'accords parfaits. La vie serait-elle à ce rythme ? Doit-on passer par la guerre pour éprouver notre paix ?
En prononçant la tension, je réalise son homophone l’attention, et comprends qu'il n’est peut-être question que de cela lorsque nous sentons apparaître en nous cet état de tension. L’attention, c’est reconnaître toute forme de vie et en prendre soin. Semblerait-elle nous échapper, cette vie, que nous crispons soudain nos dents, de rage ou de désespoir...
La lutte de soi à soi est un combat perdu d'avance.
Un hypno-thérapeute, habitué des champs de bataille et accompagnant les victimes de guerres, me racontait cette séance où, dans son cabinet, un soldat lui avait déclaré : « en guerre, l’ennemi, c’est toujours l’autre. »
Pourtant, à chaque instant, il est impossible de se voir soi. À part à l’aide d’un miroir ! Et encore… C’est en voyant l’Autre, chaque Autre, que l’on peut, petit à petit, se connaître, se reconnaître. Donc se voir. Car l’Autre n’existe pas, comme dit le sage. Il n’est que le reflet de mon regard, de mon histoire, qui veut bien se poser à cet endroit. N’existe que ce que je regarde. Fut-ce beau, laid, joyeux ou violent, le regard en est l’auteur, le créateur. L'objet perçu nous dit une facette de qui nous sommes. À nous de créer le puzzle !
En séance d'hypnose, un client croit avoir un problème avec une partie de lui-même : trop rigide, trop paresseuse, trop fumeuse, trop triste… mais cette partie n’est un problème que pour l’autre partie qui voudrait bien autre chose. En réalité, le problème n’est ni l'une ni l'autre mais la tension entre les deux, cette résistance à l’idée d’inventer de nouvelles harmonies selon nos accords singuliers.
En cela, il n’est question que d’attention jusqu’à ce que, de nos champs de bataille, nous nous mettions enfin à rire !
MUSIQUE !
De tous temps, la musique inspire l'idée de paix. Une paix universelle. Du célèbre violoncelliste Rostropovitch jouant sur le mur de Berlin en 1989 au Divan Orchestra du chef d'orchestre Daniel Barenboim mêlant Palestiniens et Israéliens en un même orchestre ; de l'Ode à la Joie de Beethoven à Que ma joie demeure de Bach, il semble que la musique est, mieux que quiconque, une ambassadrice de la paix.
Pourtant elle est aussi un théâtre de nos violences comme de nos passions ou de nos joies.
Mais si elle nous invite tant à la paix, c'est qu'elle nous amène plus loin que ce que nous croyions de notre horizon... qu'elle dépasse notre égo. Il n'est alors plus question de colère contre son voisin mais de celle d'une humanité contre elle-même. Donc contre soi. Jusqu’à l’impossible échappatoire : l'amour ! À moins de vivre en guerre toute une vie...
Parfois le sentiment m'envahit de ne plus savoir si je résiste à l'amour ou à la guerre. Alors, la musique me rappelle qu'aimer, c'est aimer chaque note et qu'il y a, sur un clavier de piano, les contraires en noir et blanc pour créer, ensemble, la magie d'une œuvre.
La violence est, elle aussi, une part de moi.
LE THÉÂTRE DE NOS DISSONANCES
Mozart composait en 1785 l'un des plus célèbres quatuors nommé Les Dissonances, explorant loin l'audace des frictions harmoniques. Chopin écrivit la Révolutionnaire et, même sans titres épiques, laissa entendre dans quasiment chacune de ses autres musiques la révolte autant que la grâce de notre histoire. Voilà ce que m'enseigne la musique : il serait vain de ne chercher la paix que dans la détente. Car la vie est faite d'inspiration et d'expiration. La tension des muscles précède leur relâchement.
La paix n'est pas l'absence de guerre.
Elle est un rappel, un point zéro d'où venons et où nous allons, comme le corps entre deux tensions musculaires. Le conflit n'est qu'un fil de funambule tendu entre deux extrêmes là où nous croyons ne plus pouvoir - ou ne plus savoir - nous relier les uns aux autres...
"L'essentiel est sans cesse menacé par l'insignifiant", disait René Char.
Ainsi, la question n'est pas la guerre mais ce qui nous a conduit à la guerre et la manière dont nous saurons, à chaque instant, trouver - ou retrouver - le chemin de la paix, une paix nouvelle, enrichie de sagesse. La paix nous renseigne sur le degré de notre violence entre deux trêves. Entre nos rêves... Elle nous dit où en sont nos peurs, c'est-à-dire nos douleurs enfouies des temps passés.
Bach, Mozart, Chopin, ont connu les déceptions, les blessures, les désespoirs... pourtant ils ont composé avec une ineffable foi, fut-ce en la beauté, en l'harmonie ou en la perfection. En l’âme humaine.
Comme à l'école où l'on apprend d'abord l'art des problèmes avant celui des solutions, je me dis que nous devrions savoir faire la paix avant de s'aventurer dans la guerre ! En nous, nous avons le code de ces deux. Mais est-on plus habitué au premier ou au second ? Inconsciemment, combien d'entre nous pensent être les virtuoses des problèmes et combien sont persuadés d'être doués pour les solutions ?!
Le paradoxe est cet instant où nous croyons à notre désespoir alors qu'en réalité c'est notre foi qui est appelée. Voilà l'art de l'alchimiste, celui de l'artiste ou du magicien. La souffrance, c'est attendre un contexte idéal pour être en paix, au lieu d'être en paix de savoir que l'on fait de ce que l'on choisit un idéal.
Le plus beau des paris n'est-il pas celui de vivre le coeur ouvert en cette vie insensée, folle et surtout fulgurante ?
VENUS ET MARS
Entre moi et ce chauffeur de taxi a eu lieu la plus ancienne des musiques : celle du coeur. Au-delà des discours, loin des analyses... Voilà ce qu'est, pour moi, le vrai progrès humain, humble et infini devant celui que l'on voudrait nous faire croire à coup de machines nous emmenant encore en guerres de territoires, d'invasions, de profits ou de pouvoirs. On dirait que notre siècle mêle et entre-mêle l'hyper-sensible à la plus-que-performance.
Au fond de moi, je crois - non, je suis sûre ! - qu'à chaque carrefour se cache un chauffeur comme celui-ci, une mélodie comme celle de Mozart, et qu'il nous suffit de tendre un peu l'oreille, d'écouter notre âme, pour accéder à notre vrai progrès : celui de notre complétude, de notre entièreté. Notre paradoxe amoureux.
Dans le ciel, ces temps-ci, les planètes mars (de la guerre) et vénus (de l'amour) se rencontrent. Vont-elles se marier ?
Mes pensées vont à l'Ukraine autant qu'à la Russie quand je me relie à ces hommes et ces femmes qui ne se connaissent pas mais sont sommés de se faire la guerre tandis que, comme le disait si terriblement Paul Valéry, leurs dirigeants se connaissent et se parlent, eux, poliment autour d'une table.
En nous, il est permis de tout croire et ainsi de tout créer.
De coeur à coeur,
Hélène Tysman
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