Tombant par hasard sur une interview de l’écrivaine Amélie Nothomb, en une de ces discussions à priori anodines, je suis interpellée par un mot, un simple mot auquel elle réussit l’exploit de rendre hommage. On ne pense pas dans nos allures quotidiennes à rendre hommage aux mots, un à un, ceux qui parcourent nos bouches, s’installent dans nos conversations et filent plus loin dans nos imaginaires créateurs de joies ou de tristesses. Un seul mot devant lequel nous passons chaque jour sans le voir vraiment, sans y prêter attention, lui ayant accolé une sorte de destinée sans secours ni recours.
Alors quand un écrivain vient déposer cet hommage au mot resté intact derrière les usages du temps, comme une terre qui fût toujours là, inconnue de nous, se laisse découvrir par l’élan utopiste d’un explorateur, c’est la chose la plus émouvante, la plus nécessaire et la plus urgente qui soit, surtout quand on se sent, comme moi, parfois pris dans ce grand naufrage de ces derniers temps. Je crois que si nous réussissons à révéler un mot dans toute une vie, fût-ce par le plus grand et le plus prolifique d’un écrivain, un seul et unique petit mot qui retrouverait toute sa splendeur et sa liberté d’être, alors nous avons réussi le pari d’une vie. Non pas une vie en termes de durée mais en termes de sens.
Or je crois que derrière chaque mot se trouve un transporteur de mot. Indissociable. Comme une note enfantée par un musicien ou une pirouette de danseuse lancée dans les airs par son partenaire de danse, chaque mot recèle un porteur. Son porteur de transe. Et son transmetteur de sens. Ainsi un même mot nous subjuguera, nous anéantira ou nous révélera selon sa mise en scène : lumineuse ou obscure. Jouant à ces ombres chinoises, à ces nuances qui viennent refléter notre intérieur par l'extérieur, nous sommes comme l'enfant s’amuse - c'est-à-dire comme la vérité - à prendre toutes les formes possibles.
Ce mot devant lequel Amélie Nothomb donc nous offre, innocemment et magistralement de s’incliner, est celui de « sérieuse ». Étonnamment je n’ai jamais particulièrement aimé le « sérieux », c’est vrai. Mais soudainement, en l’écoutant, je découvre cette merveille : dans « sérieuse », il y a « rieuse » et je comprends pourquoi sa forme féminine nous ravit aux lèvres quand sa déclinaison masculine s'arrête sèchement, implacable et si peu amicale. C’est d’ailleurs ce que je perçois de cette écrivaine tentant consciencieusement de rire ou au moins de sourire dans un monde qui n’invite pas toujours à l’art du rictus. Non pas ce rictus bête et méchant qui rit de l’autre. Mais plutôt celui qui, aimant l’autre, rit de soi.
« Les gens qui ne rient jamais ne sont pas des gens sérieux » disait Chopin lui-même. Impossible de traverser ses drames musicaux sans être conscient de l’impermanente légèreté de l’être. C’est ce qu’il nous transmet dans ces pages d’une mélancolie où l’on se perdrait vite s’il ne nous ramenait sans cesse de l’autre côté de la rive, là où le survivant, surpris de lui-même, ne peut contenir une explosion de rires, ce feu de joie qui n’a rien d’un artifice mais bien au contraire d’une prise de conscience tout ce qu’il y a de plus sérieux.
C’est peut-être même pour en révéler notre capacité d’êtres rieurs que nous nous évertuons à plonger dans le sérieux. Un seigneur qui se prend au sérieux est perdu d’avance. Mais s’il sait rire de son sérieux, alors il est libre. J'entends d'ici l'hilarité d'un Mozart... Pas vous ?
Si cela m'interpelle aujourd'hui, c'est que je ne sais plus, par moments, si je dois rire de la situation actuelle, en sourire ou en mourir ! Dans cet effondrement d’une civilisation, celui de nos fondations illusoires d’un monde fait d’objets et d’absence de sens, celui d’une succession de frustrations imaginaires, j’observe les derniers sursauts de ce qui voudrait encore se prendre au sérieux mais n’a, au fond, de ce mot, que l’idée d’un habit trop serré.
Être sérieuse est un autre monde. On dirait que ce mot lui-même tâche de savoir sans se prendre trop au sérieux, par humilité ou par quête de vérité, faisant mine d'être sérieux tout en ayant conscience de tout cela. D'ailleurs, peut-être vaut-il mieux faire mine de l'être, sérieux, que de faire semblant d'être joyeux. Le vrai sérieux connaît la face et l'envers des décors. Il agit méticuleusement sans projeter ni futur ni passé. Dans sa discrétion d’être, cette silencieuse filante de la sérieuse agit avec discernement, ici et maintenant. C’est du moins ce que me raconte, dans les sonorités, ce mot qui s'applique mais glisse, insaisissable, l’air de rien… Comme sa porteuse de sens, à cet instant-là, je sens la gravité d'une offrande déposée devant l'être aimé, cette honnêteté qui ne peut qu'être sérieuse.
Nous voilà rendus au fait.
Pourquoi ce mot résonne en moi ? Eh bien lorsque j’entends les stations de ski restées ouvertes l’hiver pendant que leurs remontées mécaniques sont interdites, que ces mêmes remontées mécaniques sont de nouveau autorisées à la veille de l’été ; lorsque j’entends que les parcs d’attraction peuvent rouvrir, mais sans attractions dedans ; lorsque, enfin, j’entends l’interdiction de toute manifestation culturelle pendant que les métros regorgent de nos palpations d'heures de pointes et que j’apprends l’instauration prochaine d'une sorte de passe navigo traçant tout de notre santé physique et intime devenue mais carte de crédit pour s'offrir une escapade au restaurant ou passer par son épicerie habituelle, je préfère sérieusement en rire. J’ai l’impression d’entendre, au loin, ces phrases de bulletins scolaires qui disent avec le rire d'un instituteur à propos du sérieux de son élève : « a touché le fond, mais creuse encore ».
Or je me demande dans cette ascension frénétique d'une absurdité sans fin, si le ballon gonflable sera bientôt percé ou poursuivra, comme la bouche devenue rouge et trop pleine d’un enfant tentant d’y mettre toutes les sucreries d’un coup, jusqu'au craquage.
En m’imaginant une seconde dans cet effroyable monde qui voudrait nous code-barriser pour faire gagner quelques milliards de plus à des sociétés secrètes, je me dis que l’ère industrielle a atteint son but : nous confondre avec les machines en rangeant l’utile et l’inutile, l’essentiel et l’inessentiel, comme les bras mécaniques valident ou non des objets passant sur le tapis roulant d’une gigantesque industrie. Prendre un café sur une terrasse au coin de sa rue sera-t-il encore un acte poétique et paresseux comme nous le connaissions ou celui d’un geste devenu automatisé ou rendu coupable entre deux tâches d'une comédie qui se croit sérieuse ? À moins qu'il ne devienne un acte de pure rébellion, une de ces résistances qui s'amusent à prendre sans cesse de nouvelles formes... Même si je n'aime pas ce mot de "résistance" et que je lui préfère "gardien de vérité" ou tout simplement soucieux d'éthique - relisant récemment la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme qui semble d'une autre planète - , je réalise que les gestes sont comme les mots : eux aussi traduisent ceux qui les portent et qui en oublient ou en distordent jusqu'à leurs sens.
À une certaine époque, suffisamment loin pour que la majorité hélas ne s’en soucie plus, nous avions réussi pareillement à faire croire que la religion juive serait une menace pour l’humanité, un danger, toxique, à éradiquer. Aujourd’hui nous serions tentés d’en rire, comme ces humoristes essaient de caricaturer des Hitler et autres dirigeants responsables de crimes contre l’humanité. Chaplin lui-même s’inclina dans son film « Le Dictateur » en y offrant le plus dramatique et émouvant monologue de fin de comédies où plus personne ne veut rire mais chacun veut se convertir à un nouveau monde, celui où nous nous aimerions, sérieusement, les uns les autres.
Alors, que faire de tous ces sens qui se perdent, de tous ces mots qui tentent de se retrouver, et nous avec ?
Lorsque je fus en finale du célèbre concours Chopin à Varsovie, je n’avais rien envisagé de l’après. Cette finale, qui portait si bien son nom, était comme un mur derrière lequel plus rien ne pouvait se voir ou se vivre. Dans ce sérieux qui n’avait pas la distance du rire, je me pris à mon propre jeu et en fus paniquée. Je fus stoppée par moi-même aux portes de ce que je pris pour la mort et qui, en réalité, était le point de départ d'une vie.
Lorsque je coach à présent des artistes, notamment des musiciens, j’invite à cette visualisation d’une traversée bien plus grande qu’on ne le croit. J’incite à dépasser ce qui nous semble impensable, inavouable et ainsi dresser, non plus des murs infranchissables mais des ponts, des milliers de ponts comme autant d'occasions de fendre nos peurs ou nos démons, comme le fit un jour Moïse, jusqu'à l'autre rive. Car la vie n'est peut-être faite que de cela : relier les points comme autant de tissages d'une création infinie - la nôtre.
La sérieuse en moi s'avance alors avec vigilance, avec distance et aussi discernement, par-delà le brouhaha qui s’emballe quand les mots vont si vite qu'ils sont vides et que les ballons pètent dans les airs sans oxygène.
L’effondrement est rarement soudain, comme on l’imagine en le provoquant nous-mêmes dans ces grands bâtiments que l’on pulvérise volontairement. Non, l’effondrement est un mouvement lent, silencieux, imperceptible qui mène jusqu’à l’instant où, depuis l’autre bord, nous voyons l'espace rendu possible par la dissolution de toutes ces encombrantes ignorances. Elles sont comme un château de cartes évanoui qui, juste avant, nous semblait si important.
Ce simple mot de « sérieuse » sauva ma journée dans les gouffres de cette tragi-comédie et me rappela, dans cet avenir dont nous ne savons rien d'autre que ce nous sommes invités à créer, qu'un mot, comme une musique, au-delà d'une journée, peut aussi sauver des vies. L'artiste en chacun de nous est créateur de nos vies selon le monde qu'il viendra nous révéler, fut-ce au travers du plus minuscule coquillage jusque-là passé inaperçu.
Quelque soit le mot ou la musique que vous choisirez pour compagnon - ou qui vienne vous rendre visite - en ce mois de mai, je vous le souhaite merveilleusement doux et opportun, joyeusement sérieux et follement vivant !
Dans le coeur et par les doigts,
Je vous salue bien !
Hélène Tysman
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