"Nous dansons sur un volcan."
Le Comte de Salvandy au Duc d’Orléans,
lors d’une fête, peu de temps avant la révolution de 1830.
Je n’ai jamais su séparer la musique de mon époque, de l’heure, de l’endroit où j’en fais l’expérience, que ce soit en l’interprétant, en l’écoutant ou en l’étudiant. Qu’elle ait été composée au XVIIIème siècle, au XXIème siècle, en France ou au fin fond des Indes, si elle ne dit plus rien à l’instant, c’est qu’elle a épuisé son potentiel et qu’elle peut tout au plus se retrouver au musée des objets trouvés. Bien sûr, l’interprète doit se garder de faire passer son histoire avant celle de l’œuvre. Et bien sûr, la création d’une œuvre dépend de son contexte. Mais si c’est une grande œuvre, elle le dépasse largement et condense cette essence commune à l’humanité en tout temps. Ce qui rend vivante l’interprétation d’une musique, comme la lecture d’un récit, comme la rencontre d’un personnage, c’est ce noyau d’universalité qui renvoie chacun à sa plus profonde intimité, par-delà l’époque, la culture, le style.
Les termes « musicien classique », « musique contemporaine », « répertoire baroque », « pianiste de jazz », « musique actuelle », « musicien pop » m’ont toujours semblé embarrassants pour ne pas dire absurdes. Lorsqu’on me demande quel est mon métier et que je réponds pianiste, je me prépare déjà, l’air gêné, à la réponse suivante : « musique classique ».
- Ah ! C’est-à-dire ? Que jouez-vous ? Beethoven ? Mozart ?
- ...
Où commence l’appellation « classique » et où se termine-t-elle ? A l’idée d’être étiquetée « musicienne classique », un rictus de bêtise se fige sur mon sourire. Maurice Ravel doit-il être considéré comme contemporain, classique ou moderne ? La réponse diffère selon que l’on se place du point de vue d’un musicien « classique » (Ravel est un compositeur du XXème siècle), du point de vue d’un musicien « pop » (pour qui Ravel est un compositeur de musique classique), du point de vue d’un contemporain de Debussy (que Ravel suit de près) ou d’un contemporain de Ligeti (qui le rangera dans la catégorie des « modernes »). Et aujourd’hui, est-il « classique », « moderne », « actuel » ?
Nous sommes en 1939, quand Jean Renoir écrit à propos de son film La Règle du jeu dont je m’inspire indirectement pour ce disque : « C'est un film de guerre, et pourtant pas une allusion à la guerre n'y est faite. Sous son apparence bénigne, cette histoire s'attaque à la structure même de la société. Et cependant, j'avais voulu au départ présenter au public non pas une œuvre d'avant-garde, mais un bon petit film normal ». Il ajoute : « Je l’ai tourné entre Munich et la guerre et je l’ai tourné absolument impressionné, absolument troublé par l’état d’une partie de la société française, d’une partie de la société anglaise, d’une partie de la société mondiale. Et il m’a semblé qu’une façon d’interpréter cet état d’esprit du monde à ce moment était précisément de ne pas parler de la situation et de raconter une histoire légère ; et j’ai été chercher mon inspiration dans Beaumarchais, dans Marivaux, dans les autres classiques de la comédie. »
Voilà mon intuition : nous sommes entre 1900 et 1930 quand Ravel compose ces œuvres, du Menuet Antique à La Valse, et l’Europe, le monde sont pris de frénésie, en proie à une accélération, soumis à un risque de décadence et à celui d’une explosion.
Rien n’arrête la machine infernale, si ce n’est 1945, que Ravel ne connaîtra pas. Mais cette machine monstrueuse s’est-elle vraiment arrêtée ?
En 2016, tandis que j’enregistre ce disque, invitée par la Deutschlandradio à Berlin, la phrase de Henri de Régnier en exergue des Valses Nobles et sentimentales résonne dans ma tête : « le plaisir délicieux et toujours renouvelé d’une occupation inutile ». C’est l’idée de L’Homme qui plantait des arbres (Giono), du funambule qui se suspend, sérieux et futile au fil de ses envies, de l’artiste qui travaille et retouche mille fois un détail, de l’enfant qui ne se détourne pas de l’invention de ses jeux… Le vide plein de vertu dans un monde plein de rien.
Lors d’une discussion sur la perception de Ravel par ses contemporains et la postérité, le compositeur François Meïmoun me répond : « La question de la relation avec son temps est une question très forte. On a souvent voulu faire de Ravel un musicien naïf, enfermé dans l'enfance. Les lettres de Ravel montrent, au contraire, un homme très perspicace et informé. Vraisemblablement, Ravel était dans une retraite volontaire, mais elle n'a rien à voir avec ce désengagement désinvolte plaqué à tort sur lui. Le discours des compositeurs de l'après-guerre sur Ravel a beaucoup contribué à cette erreur. Boulez, notamment, a voulu donner une image de Ravel attaché à un hédonisme stérile. C'est une image qui n'a plus lieu d'être et qui a causé bien du tort à la réception de son œuvre. Il y a, il est vrai, chez Ravel ,le goût du son beau et chatoyant. Cela dit, Ravel ne s'écoute pas dans le son, il n'y cherche jamais le reflet de son image. Le beau son est toujours chez Ravel contenu dans une forme originale, qu'il ait regardé du côté de Couperin, de Liszt ou de l'Espagne. Ce procès fait à Ravel après-guerre a complètement faussé son héritage. L'immense séduction exercée par Ravel était suspecte. Et cette idée demeure. Vraisemblablement, l'esthétique de la violence après-guerre n'y trouvait pas son compte. Pourtant, la violence de Ravel est bien plus ancrée dans le réel que celle du néo-sérialisme qui, un peu comme l'existentialisme en philosophie, a toujours triché sur sa réelle implication dans la Vérité du moment Historique. L'héritage de Ravel a été floué au profit de celui de Debussy, vu comme le guide suprême de la plus neuve des modernités. Et pourtant, il y a bien chez Debussy, un attachement au XIXe siècle français et allemand qui, certes n'enlève rien à la force des œuvres, mais remet sérieusement en question cette idée d'un musicien qui fait peau neuve de tout et à chaque instant. »
Voilà de quoi offrir un autre regard sur le génie de Ravel, au-delà de son Boléro. Ce procès fait à Ravel, c’est le procès fait à une apparente simplicité, « au plaisir délicieux d’une occupation inutile », c’est le blâme qu’inflige notre ère sur-productive. De mon expérience de pianiste, il n’y a rien de plus difficile à apprendre que les pages de Ravel. Chaque note, chaque mesure, a priori simples, se révèlent chaque fois d’une complexité inouïe, dignes des mécanismes d’horloge les plus sophistiqués, le tout sonnant au final comme le jouet d’un enfant. C’est précisément ce qui nous va droit au cœur. Resserrer sans cesse, ne garder que l’essentiel, dépouiller la musique de tout l’artifice. Même dans Scarbo, son unique pièce spectaculairement virtuose, il s’agit d’un jeu, diabolique, mais d’un jeu où le personnage fantastique s’incarne au point que l’on se demande s’il n’a pas pris le dessus sur son créateur. Marguerite Long, qui créa le concerto en sol, se plaignait à Ravel du deuxième mouvement, impossible à apprendre, torture pour la mémoire, casse-tête chinois pour le cerveau. Ravel lui, a failli « en crever », répond-il, accouchant péniblement de chaque mesure, accord après accord, harmonie inattendue de l’une à l’autre, repoussant l’évidence. Pourtant c’est à la plus belle des fluidités qu’aboutit cette œuvre, et son œuvre en général.
De ces distances que Ravel savait garder avec le monde, on peut déduire quelle fut sa lucidité. Compositeur des Valses nobles et sentimentales, qui sont un hommage à Schubert, de La Valse, qui fait échoit aux valses viennoises de Strauss, ne déclarait-il pas, en pleine guerre mondiale, à la Ligue nationale pour la musique française souhaitant interdire la musique des pays ennemis : « [...] Je ne crois pas que, pour la sauvegarde de notre patrimoine artistique national, il faille interdire d'exécuter publiquement en France des œuvres allemandes et autrichiennes contemporaines non tombées dans le domaine public. Il serait même dangereux pour les compositeurs français d'ignorer systématiquement les productions de leurs confrères étrangers et de former ainsi une sorte de coterie nationale : notre art musical, si riche à l'heure actuelle, ne tarderait pas à dégénérer, à s'enfermer en des formules poncives. Il m'importe peu que M. Schönberg, par exemple, soit de nationalité autrichienne. Il n'en est pas moins un musicien de haute valeur, dont les recherches pleines d'intérêt ont eu une influence heureuse sur certains compositeurs alliés, et jusque chez nous. Bien plus, je suis ravi que MM. Bartók, Kodály et leurs disciples soient hongrois et le manifestent dans leurs œuvres avec tant de saveur. D'autre part je ne crois pas qu'il soit nécessaire de faire prédominer en France, et de propager à l'étranger toute musique française, quelle qu'en soit la valeur. Vous voyez, Messieurs, que sur bien des points mon opinion diffère suffisamment de la vôtre pour ne pas me permettre l'honneur de figurer parmi vous. »
René Char disait que : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ». Ravel que l’on tient si souvent pour un compositeur solaire, éclatant jusque dans ses timbres orchestraux, ne serait-il pas lui-même empreint de cette nuit sans fond d’où émergent les âmes perçantes ? N’appartient-il pas à ce que le maître zen Kôdô Sawaki observe quand « de la noirceur de l'ombre des pins dépend la clarté de la lune » ?
Dans ce programme chronologique, j’ai choisi ses toutes premières œuvres, peu jouées (Menuet Antique, Menuet sur Haydn), qui laissent entendre, d’emblée, son langage. Son univers est là, son langage harmonique déjà troublant. Un sombre présage est pudiquement exprimé dans la folle et fulgurante ascension de Gaspard de la Nuit, augurant l’explosion finale qui s’accomplit dans La Valse. Sur la mer faussement paisible, au-dessus du volcan illusoirement calme, nous dansons, légers dans le corps, lourds dans le cœur. Le monde est une scène et ce que nous offre Ravel n’est rien d’autre que l’écho de nos âmes d’enfants, prises dans un tourbillon merveilleux et infernal, voluptueux et fatal, des âmes qui ne demandent qu’à se libérer. Cet écho se pose sur le monde qui demeure, comme toute pierre précieuse, à jamais actuel, incarné dans le présent. Le cœur parle. À nous de l’écouter. À nous de l’interpréter, c’est-à-dire de lui (re)donner vie, sans cesse.