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LE SON DE L’ÂME   Janv. 2018

EXTASE

 

Il y a quelques années j’entrai par hasard dans la Cathédrale de Cologne. En prenant le Thalys, on ne peut rater cette gigantesque bâtisse accolée à la gare. Histoire et modernité s’y confrontent aussi gaiement qu’improbables. Impossible de rester dans l’exiguïté de cet entre-deux, on est obligé d’aborder la Cathédrale du dedans. Alors que je n’étais pas familière de l’orgue ni particulièrement attirée par les églises autrement qu’en concerts, ce fut une révélation ! Le son de l’orgue m’attira comme le doux parfum d’une lumière chatoyante et infinie. L’organiste improvisait au gré de sa fantaisie, à la manière de Gabriel Fauré, modulations riches et inattendues. Que de couleurs ! J’étais happée et ne pu dire si je restai cinq minutes, une heure ou toute l’éternité. Peut-être y suis-je encore… Le son long et puissant qui soufflait à travers ces tuyaux de métal me subjugua. Si aucune note ne venait interrompre la précédente, celle-ci ne finirait jamais. Quel fantasme pour un pianiste dont l’instrument résonne le temps de quelques battements d’ailes. Mozart disait que ce ne sont pas les notes qui sont importantes mais ce qu’il y a entre elles. J’eus l’impression de voyager à l’intérieur du son, dans sa vibration ininterrompue et dans ce flot qui va et vient de l’intérieur à l’extérieur. Rentrée chez moi, je tentai de l’imaginer sur chacune des notes de mon piano. Dans ce microcosme de l’instant, il me fallait élargir l’écoute, étendre le temps à l’infini. Comme en méditation, le temps se dissout. Il n’existe plus. Les sens portés à l’extrême, on accède à de nouvelles dimensions.

RECHERCHE

 

Le piano est un instrument à cordes frappées. De par la verticalité de ses marteaux, il est raisonnable de penser qu’on ne peut influer le son d’un clavier. Et pourtant ! Aussi irrationnel - magique ! - que cela soit, combien l’ont fait chanter cet instrument. Je me mis à écouter obsessionnellement, à la loupe, l’enregistrement des Mazurkas de Chopin par Horowitz et de Melody at Night par Keith Jarrett. Deux exemples pour moi absolus de ce que peut être le chant au piano, la technique du legato, le son dans ce qu’il a de plus beau, de plus vrai, de plus authentique. Je préparais à l’époque le concours Chopin et restais des heures sur une note. On plonge dans le son comme on plonge dans un univers multi dimensionnel. L’introspection est nécessaire. Elle nous amène à la quête du sens. Pour trouver sa voix, il faut chercher sa voie. On se lance dans cette recherche comme on voyage dans des mondes chamaniques. Puis on observe : si j’utilise mon bras de telle ou telle façon, si j’ai plus de conscience dans mon poignet, si mon mouvement est plus latéral, si je vais plus vite ou moins vite, avec plus de poids, moins de pression, prenant appui sur mon dos, selon tel ou tel angle d’attaque, ou encore avec telle intention ou visualisation mentale, j’obtiendrai un résultat totalement différent, au service de l’acoustique et de l’instrument. On passe sans cesse de l’écoute intérieure à l’écoute extérieure. C’est un infini algorithme qui calcule, répertorie et anticipe intuitivement les différentes approches des notes les unes par rapport aux autres. Le chaos n’existe pas selon moi. Il correspond simplement à des tissages et des croisements si subtils et si nombreux, qu’ils nous échappent encore pour notre intellect fébrile.

Victor Hugo disait que « le regard est le reflet de l’âme ». Pour moi c’est le son ou la voix. Jai toujours eu l’idée qu’il est impossible de jouer autrement que ce que l’on est. On joue ce qu’on est, on est ce qu’on joue. Je parle de qui on est intimement, parfois même sans le savoir. Non pas le personnage social, mais l’âme. Il n’est pas possible de réellement chanter chaque note sans être profondément amoureux d’elle, sans être authentiquement généreux à cet instant-là, pour cet instant-là. Élan gratuit comme le funambule sur son fil : il est la réponse à sa question, entre équilibre et mouvement. S’il n’aime pas pleinement chacun des pas qu’il pose sur ce fil, il y a peu de chance qu’il parvienne à l’autre bout de la corde. La musique est une vibration qui part du cœur et va au cœur. Le son d’un Horowitz, d’une La Callas, d’un Oïstrakh ou encore d’un Coltrane, n’appartient qu’à eux. Comme la couleur d’un Rembrandt ou d’un Van Gogh, ils n’ont pas cherché une autre vibration que la leur propre. Et c’est précisément ce qui nous émeut : revenir à ce plus petit dénominateur commun, ce noyau qui est à la fois notre essence la plus singulière et l’échos de notre universalité la plus grande. Louis Jouvet disait : « c’est à force d’impersonnalité qu’on se forge une personnalité ». Voilà : devenir ce bambou creux dont parlent les sages qui ne cherchent plus à « faire » mais à se « défaire », se laisser « faire ». Laisser « résonner » en soi, sans interférence.

LA TERRE

 

Invitée récemment à découvrir le travail d’un ami vigneron en biodynamie, chanceuse de ces rencontres avec des passionnés de tous bords, j’assiste au labourage tandis que cet homme me présente ses vignes comme on présente un ami, voire un maître. Il l’écoute et la sert, dans toute son humilité et sa grandeur. Je découvre cette beauté invisible à l’œil nu, comme le son l’est pour un non-musicien. Le musicien voit les sons plus encore qu’il ne les entend. D’autres voient ou entendent des choses auxquelles l’on n’est pas ou peu exercées. En marchant le long de ces guirlandes vertes que le soleil illumine de joie, danseuses étincelantes aux horizons débordants, un détail attire mon attention : un morceau de liège posé sur plusieurs lignes pour réunir les vignes ressemble à ce qu’on nomme en lutherie le « chevalet » et qui permet de soutenir les cordes notamment du violon. Cette pièce se trouve dans l’instrument juste au-dessus de l’« âme » qui reçoit et soutient la vibration des cordes. Ce « chevalet » en liège permet ici de réunir deux lignes de vignes pour les soutenir sous le poids de la plante et soudain, ces arabesques prennent des circonvolutions musicales. En gouttant ce champagne si particulier, ma première émotion vient du son des bulles. Il caresse l’ouïe sans dureté, sans recherche de brillance, de « m’as-tu vu, je suis du champagne » ! Il coule en chantant l’âme du monde.

FRACTALE

 

Le Tout est dans le Tout. L’infiniment grand contenu dans l’infiniment petit.

C’est l’impression que me donne le son. Telle l’architecture d’une fougère, le son contient une vibration à l’intérieur d’une vibration à l’intérieur d’une vibration, etc. et dans chacun de ces microcosmes, tout un monde, une Vie.

APPRENDRE

 

En attendant l’arrivée d’un élève, je pense à la phrase de Leonard Bernstein : « quand j’enseigne j’apprends, quand j’apprends j’enseigne ». « Apprendre » en français peut être à la fois le rôle du maître et celui de l’élève. Un de mes livres préférés, Le Maître Ignorant de Jacques Rancière, raconte l’histoire d’un professeur qui dû enseigner une matière dans une langue qu’il ne savait pas, obtenant de meilleurs résultats que lorsqu’il enseignait en « sachant ». Un élève, n’est-ce pas celui qui « élève » ? Ce n’est pas tant ce qu’on enseigne qui instruit, mais comment on apprend, quel exemple l’on donne. Notre société occidentale faite d’images à grande vitesse ne sait plus ce que signifie « incarner ». Valeurs de la désertion. « Sois le changement que tu veux voir dans le monde » nous rappelle Ghandi. Cet élève arrive et s’assied directement au tabouret, l’air pressé de commencer tout de suite, ou plutôt de continuer, pour ne pas perdre une minute du temps qui nous est imparti, non pas sur cette leçon, mais sur terre, je le sens bien, pour tendre le plus loin possible dans sa recherche, la musique et au-delà encore… Je l’assiste à construire ses outils, son atelier, qui lui permettront de devenir son propre Maître. Apprendre à apprendre. Nous sommes tous intérieurement le Maître et l’enfant.

LE SENS

 

Obsédés de l’instant, chercheurs de diamants bruts au milieu du désert, nous recommençons sans cesse. On voudrait en finir avec la soif alors que ce n’est pas l’eau qui nous est nécessaire mais la soif. Une seule question nous anime tous, tous domaines confondus : « pourquoi ? » Non pas le « pourquoi » qui attend une réponse productive et capitaliste, le pour « quoi » un peu bête ou intéressé, mais celui qui cherche le sens, la direction bien au-delà de l’instant présent. Il pointe son horizon comme les aventuriers de l’utopie vont à la découverte de mondes nouveaux.

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