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L’INTERPRÉTATION CRÉATRICE

Une rencontre avec Chopin

Nov. 2013

« La terre tourne autour du soleil

Mais chaque jour la lumière du soleil

Se pose sur la terre selon un angle différent. »

Paul Auster *

M’apprêtant à enregistrer un nouveau disque Chopin, j’eus l’envie, un soir, de lui donner la parole. Quelle idée ! Pourtant, le pas légèrement ensommeillé, j’avançai...  Au coin d’un piano, les manuscrits mêlés, il ne faisait pas de doute que l’entretien risquait d’être bref. Je connaissais la réputation du maître. Son humeur, m’avait-on dit, est à la mesure de l’intensité de son travail. Et visiblement, il composait...

 

FC : Mademoiselle... Tysman ? Je vois que vous ne résistez pas à l’envie de découvrir le visage caché derrière les sons.

 

HT : Vos partitions trahissent déjà toute votre physionomie, Monsieur Chopin !

 

FC : Vous pensez à mon étude pour les touches noires ?

 

HT : N’esquivez pas ! Votre apport pianistique dépasse de loin ces quelques gestes. On m’avait prévenue que vous jouiez des mots.

 

FC : Alors, que voulez-vous ?

 

HT : Vous interroger sur ma manière d’aborder votre musique.

 

FC : Mes partitions ne sont-elles pas assez fournies d’indications ?

 

HT : Des indications, oui, il y en a... Mais c’est le geste d’avant qui m’intéresse. L’intention. L’idée qui a rendu nécessaire la note. Figurez-vous que tous les pianistes cherchent sans cesse l’édition la plus fidèle. Un Urtext parfait !

 

FC : Our Text ? Tiens donc, la France aurait-elle perdu une bataille contre l’Angleterre ?

HT : Je vois. Passons... De votre côté, comment vous envisagez-vous comme interprète ?

 

FC : Je ne sais, Mademoiselle... Je n’aime guère m’exhiber, vous savez.

 

HT : Il est certain, sans vouloir vous vexer Monsieur Chopin, que vous n’avez jamais été ce qu’on appelle... une bête de scène !

 

FC : Une bête ? Grand dieu, non !... L’intelligence plutôt. Celle de la plume…

 

HT : Aiguisée à la lumière du Cantor, oui. Avez- vous suivi de près la redécouverte de Bach par Mendelssohn ? **

 

FC : Ah ! Bach...

 

HT : Lui au moins n’allait pas chercher du si double bémol majeur dans son Clavier bien tempéré !

 

FC : Ma Polonaise-Fantaisie vous poserait-elle problème ?

 

HT : Non, mais quelle idée curieuse...

 

FC : Curieuse ? Une marche harmonique ? Le si double bémol majeur succède au do bémol majeur.

 

HT : Aimeriez-vous entendre une différence entre ce si double bémol et un la naturel ?

 

FC : La magie du piano, Mademoiselle ! Croyez- moi, on peut créer bien plus qu’on ne pense.

 

HT : Je vois. Un peu comme en peinture...

 

FC : Oui, ces couleurs, ces chromatismes, ces subtilités de Delacroix dont je cherche à capter l’essence en musique : Le bleu s’entend, l’harmonie se voit...

 

HT : Revenons à mon idée sur l’interprétation.

 

FC : Vous dites ?

 

HT : L’interprète est créateur.

 

FC : Créateur l’interprète ? Haha !

 

HT : Voyez-vous, à partir de la redécouverte de Bach et avec l’évolution des concerts publics grâce, notamment, à votre ami Liszt, la recherche d’authenticité dans la représentation des œuvres s’est posée. L’invention du gramophone, ensuite, a bouleversé le rapport au texte et à l’acte d’interprétation.

 

FC : Comment cela ?

 

HT : La musique, même écrite, devient ainsi mille fois renouvelée, en perpétuelle recréation. Vous devriez essayer de rencontrer Monsieur Gould à ce sujet ! C’est d’ailleurs lui qui a inventé le concept d’« interprétation créatrice» .

 

FC : Justement ! Il ne comprenait rien à ma musique !

 

HT : Il disait que vous n’aviez pas votre pareil pour camper une atmosphère...

 

FC : Ah...?

 

HT : ... Mais que vous ne saviez pas développer une forme sonate !

 

FC : Quand on voit ce qu’il a fait de ma Troisième Sonate...

 

HT : En quoi, si je puis me permettre, cela vous concerne-t-il, Monsieur Chopin? Votre dernière note composée, l’œuvre ne vous appartient plus complètement. Vous-même n’avez pas conscience de toutes ses possibilités. Vous en détenez le premier mystère, c’est vrai, mais il y a mille autres perspectives que vous ne soupçonnez pas... Plus qu’une descendance, une transcendance.

 

FC : Jolie idée...

 

HT : Le compositeur est aussi un interprète à sa façon. Il est une synthèse du monde qui l’entoure et de son héritage. Seul son geste, immuable, diffère : il s’inscrit dans le temps et le dépasse.

 

FC : Mais il y a un commencement, diable !

 

HT : Ou un ailleurs ! L’œuvre passerait par vous comme elle passe ensuite par l’interprète. Il n’y a que des passeurs au fond...

 

FC : Touchant... Sauf que, pour moi, ce fut une torture de composer et de perfectionner chacune de ces notes.

 

HT : J’imagine... Mais ce n’en est pas moins une, si je puis dire, de les réinventer chacune.

 

FC : A ce point ? Et pourtant, vous souhaitez les enregistrer.

 

HT : Oui. Si vous êtes d’accord bien entendu...

 

FC : J’avais compris que je n’avais plus tellement mon mot à dire...

 

HT : J’ai conscience que la gravure d’une interprétation est du ressort du paradoxe, vous savez. Celui entre l’instant et la durée, la liberté et le texte, la mémoire et la modernité...

 

FC : Oui, je vis cela moi-même entre l’improvisation et la composition. Garder l’élan qui jaillit de cette inspiration première puis lui permettre d’exister par elle-même.

 

HT : C’est ça !

 

FC : Construire l’espace de tous les possibles... Plus une architecture est parfaite, plus elle offre des angles et des points de vue nouveaux. Parlant d’architecture : pourquoi intercaler ces œuvres entre mes Ballades, et de cette façon ?

 

HT : Pour créer un chemin... différent de celui des quatre Ballades généralement données à la suite en concert. Un voyage métaphysique...

 

FC : Vous rêvez !

 

HT : Oui, de la façon dont les chamans perçoivent le « rêve », cet autre monde qui existe en nous, par nous... Le long processus de marche qui nous emmène vers cet état de transe… - votre Quatrième Ballade, Monsieur Chopin ! Votre Quatrième Ballade ! - nous fait revenir avec une conscience aiguisée, une émotion nouvelle, dans notre réalité...

Je compris soudain que je revenais de loin avec cette discussion dans les mains. J’entrai en studio.

 

 

* in film Smoke écrit par Paul Auster

 

** le compositeur romantique Felix Mendelssohn fut le premier à ressortir les œuvres de maîtres classiques tels Bach et faire naitre ainsi toute la valeur de l’interprétation.

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