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Hélène Tysman

Où Cours-tu, ne sais-tu pas que la musique est en toi ?

Ce titre, emprunté à l'immense auteure Christiane Singer* me vient en cette période où les questions de liberté, de vie, de création - ou recréation - tourbillonnent dans l'air comme les flocons blancs de pissenlit dansent la saison du printemps. Soudainement, enfermé avec soi-même, l’on se questionne comme jamais notre liberté et le sens de notre vie. Où en suis-je ? Cette auteure qui avait le sens des mots savait aussi celui du cheminement humain et spirituel. Grave et rieuse, légère et profondément artiste, elle fascinait, intense, par sa présence autant que par sa plume, jusqu’au bout des ongles. Maître dans l’art d’éplucher l’ognon que nous sommes, je l’imagine aisément préférer le terme de « cheminement » à celui de « développement personnel ». Voilà que des deux mots se trouvent en réalité deux mensonges. À l’image du fonctionnement capitaliste, l’idée de développement évoque succès, croissance, intelligence, individualisme. Dans notre inconscient collectif, le développement est lié à « plus » et instinctivement nous recherchons ce « plus » : plus de bonheur, plus d’amour, plus de richesse, plus de succès, plus de paix, plus d’équilibre… Une société se développe, une carrière se développe, une entreprise se développe. Un individu peut se développer en créant de nouveaux apprentissages, de nouvelles ressources et même de nouvelles valeurs.

Mais profondément, un être qui questionne ses conditionnements, ses propres enfermements, ses croyances, ses blessures, recherche-t-il ce développement-là ? Cherche-t-il à développer d’avantage encore ce qui précisément pèse déjà si lourd dans son bagage personnel, devenant si important qu’il pourrait nous faire croire que nous ne pouvons plus bouger, que chaque mouvement est devenu trop compliqué, trop difficile, trop impossible ? Au-delà du développement, c’est le mot suivant qui crée surtout la distorsion dans notre inconscient bien intentionné et quelques fois maladroitement guidé. Là où nous découvrons le personnage enfin, l’illusion de la personne au fond de laquelle se sont créés tellement d’attachements, de rétrécissements, de strates artificielles et superflues recouvrant ce qui est – vraiment - il n’est réellement personne ce persona qui désignait à l’origine le masque de l’acteur. Le « personnel », toute l’histoire que nous nous racontons sur nous-même en croyant qu’elle est la « vraie » histoire, ce personnel se trouve alors bien démuni lorsque la conscience s’ouvre, elle, à plus grand, qu'elle prend conscience d’elle-même. Pris en flagrant délit de faux-semblant ! Le mensonge traqué par le miroir.


La conscience, ce n’est pas le mental ni les pensées ni ce que certains nommeraient l’âme. La conscience, c'est un témoin. L’observateur. Celui qui est capable en chacun de nous de faire un pas de côté et sentir que « ça » vit indépendamment de toute projection passée, future, sur l’un ou l’autre. Dans l'ici et maintenant il n’existe pas la peur. Elle n’existe que lorsque le mental écrit l’histoire… Et combien d’histoires avons-nous créé qui n’ont jamais vu le jour ?! En véritables réalisateurs, auteurs, créateurs de multiples univers, nous envisageons chaque jour mille scénarios, testant telle ou telle porte et finalement nous retrouvant le plus souvent aux mêmes destinations déjà connues et répétées. Car ces portes ne sont rien d’autre que les échos d'un passé que nous nous racontons en boucle.


Certaines personnes n’ont jamais été malades et nourrissent, plus que la croyance, la certitude – une foi totale – dans le fait d’être immunisé en ayant déjà survécu à de nombreux contextes menaçants. D’autres ont intégré physiquement l’expérience de fragilité, du besoin de prendre soin et sont persuadés d’avoir besoin de tels ou tels remèdes, précautions, médicaments et que même avec cela ils restent la cible idéale de toute attaque extérieure. Bien sûr chaque physiologie est différente et chacun trouve son équilibre le plus écologique et le plus intime de soi à soi. En tout état de cause, l’histoire qui se raconte nous incite à nous définir un futur selon nos propres représentations et qui, le plus souvent, ne sera même pas réalisé.


Nous interprétons beaucoup en oubliant parfois que nous sommes aussi les créateurs ! Interprètes-créateurs, tel Michel-Ange qui confiait que la sculpture - son oeuvre - était déjà là dans le bloc de marbre qu’on lui livrait et qu’il ne faisait que retirer ce qu’il y avait en trop tout autour pour laisser mieux paraître la statue. Rendre visible ce qui est déjà là. Nous pouvons, nous aussi, apprendre à écouter notre sculpture intérieure, à l’observer, cette forme qui était déjà là bien avant que nous y ajoutions notre ressenti « personnel » justement. Non pas développer de nouvelles strates mais ben au contraire extraire, enlever, tailler tout ce qu'il y a en trop, tout ce qui nous illusionne à penser que nous ne sommes qu'un bloc de marbre alors que la vie se trouve tout juste là, en-dedans, derrière toutes ces couches inutiles ou dissimulatrices.

Un musicien cherche sans cesse cette vérité comme un écrivain cherche les mots exacts, nécessaires, ceux qui font que rien de plus n’a besoin d’être ajouté et rien de moins ne doit être enlevé. À l’image de l’hypnotiseur célèbre François Roustang, dont les séances déroutaient chaque fois d’avantage tant il s’appuyait sur la simple présence, le simple silence - pas si simples, et pourtant une fois là on se dit « c’était si simple » ! – nous avons accès nous aussi à cette partition unique qui ne demande rien d’autre que son témoin, celui qui a conscience d’être.


ÊTRE


Un ami me confiait le terme de « dépouillement personnel » que je trouvais alors plus juste.

Dans ce processus où il n’est question que de discernement et de détachement, ce qui est, c’est le réel, disent les sages Tibétains. Simple. Pourtant, qu’est-ce qui est réel ? Une table, une chaise ? Elles finiront par vieillir, se décrépir, en poussière ou recyclées par l’homme. Un temps elles n'existaient pas et bientôt elles n'existeront plus. De plus si je ne les regarde pas, continuent-elles d'exister vraiment ? Le réel, lui, est immuable. Permanent le souffle de vie qui anime, la conscience, l'instant, l’ici et maintenant. Les états d’être, eux, changent, fluctuent. Je peux choisir de changer de nom, d’identité, de pays, de nationalité, de profession, de famille et même de sexe… Mes émotions sont changeantes comme mes croyances (un temps je croyais au Père Noël avec conviction, puis j’ai cru avec autant d’insistance à certaines qualités me définissant ; le monde a cru un jour que la terre était au centre de l’univers alors qu'à présent cette croyance nous semble obsolète). Dans ce cas me direz-vous, qu’est-ce qui est inchangeable, permanent ? Qu’est-ce qui reste et qui est tellement là indépendamment de tous ces mouvements et de toute volonté ? La conscience. La conscience d’être. La « présence ».

Peu importe le mot. Lorsque nous sommes bébés, nous n'avons pas encore développé la conscience individuelle et nous ne faisons aucune différence entre l'autre et soi. De vrais sages nous étions alors ! Sans en avoir conscience. C'est la raison pour laquelle la présence d'un nouveau-né attire tant là où il n'est que d'insignifiants gestes, de balbutiements. Tout autour les gens se pressent, comme devant la présence d'un chat. Je regarde le mien et suis fascinée qu'il soit si silencieux, délicat, presque invisible et pourtant attirant toute l'attention par sa présence. Arnaud Desjardin avouait s'être rendu compte que les gens se sentaient attirés auprès des maîtres en Inde parce que, observait-il, ils émanent une chaleur tel un feu de cheminée où il fait bon vivre à côté. En un mot : l'amour.


Or ce n'est qu'après, en assimilant ce que nous renvoie l'extérieur comme séparé de nous, différent de nous, que nous prenons conscience en grandissant de notre personne, de notre individualisation. L'enfant comme l'adulte sait qu'il est en vie. Or si personne autour n'est présent, s'il n'y a pas de miroir, comment le sait-il, comment le sent-il ?


Il n'y a dans cette conscience ni avant ni après. Juste "amour".

Alors nos états d'âme, nos états d'être peuvent bien fluctuer, bouger, danser et venir nous chatouiller. En ce sens ils sont irréels ! Cela ne veut pas dire qu’ils sont insignifiants ou illégitimes. Ils sont comme une girouette qui nous indique la direction du vent. Ils sont aussi nos guides comme le disait cet autre sage en déclarant cette jolie phrase : « la souffrance est une amie qui nous prend par la main pour nous ramener chez nous ». Les émotions, agréables ou inconfortables, terribles ou insupportables, nous indiquent un déséquilibre, une dissonance comme l’insistance d’un frottement pour nous inviter à retrouver l’harmonie.

Lorsque j'accompagne en séance d'hypnose par ces temps de visio-conférences, il me semble plus proposer à la personne de sortir d'un état d'hypnose pour entrer dans un autre état d’hypnose que de croire faussement qu'on vit dans le "vrai" et qu'on va s'offrir un rêve "iréel" le temps d'une pause !... Ainsi nous nous permettons d'ouvrir différemment nos yeux sur notre monde intérieur ou extérieur. Comme la scène de théâtre peut être vue de derrière les rideaux ou sur les feux de la rampe, côté jardin, depuis le public ou en hauteur façon machinistes. Tout cela reste un théâtre et pourtant, au-delà des décors, nous y croyons !

Certains pourraient aussi se crisper en entendant le mot "dépouillement personnel" tant notre croyance est forte que sans argent dans notre société actuelle rien n’est possible, que se mettre à nu c'est prendre un risque fou. Et quel plus beau risque pourrait-il y avoir sur une vie, une seule et unique vie ? Souhaitons-nous tergiverser, tourner autour du pot, prévoir jusqu'à sa mort sans rien vivre et finalement rien emporter au-delà ? Derrière cette mise à nu se tient, cachée, un peu honteuse, un peu misérable, accrochée comme l’enfant à la jupe de sa mère, la peur du dépouillement en ce qu'elle évoque la pauvreté. Le pauvre n’est-il pas aussi celui confiné en ce moment avec confort, télévision, nourriture en abondance (trop ?), compte épargne et assurance tous-risques, cependant qu'il peut être plongé dans un sentiment de solitude, de peur du manque, de corps qui abandonne, de désertion de soi-même, d’inquiétude de l’avenir, terrifié de tristesse, de colère ou d’absence de paix, indépendamment de son environnement ?


« La clarté ne nait pas de ce qu’on imagine le clair, mais de ce qu’on prend conscience de l’obscur. » Jung


Regarder nos peurs en face, plonger dans nos ombres. Comme au creux d’une vague gigantesque, nous sommes dans un moment bien particulier. Combien mesure cette vague et quel rythme va-t-elle mettre jusqu’à son terme, jusqu’à épuisement de son élan ? C’est encore une équation inconnue. D’ailleurs y a-t-il autre chose que cette vague ? Ne serait-ce pas encore une illusion de penser à un avant et un après de l'océan en ses remous infinis ?

Quelle idée de penser que dans quelques semaines nous pourrons retrouver nos habitudes et que tout cela n'était qu'une parenthèse. En réalité le confinement a ceci de particulier qu’ayant moins d’activités vers l’extérieur, chaque mouvement intérieur se voit comme au microscope. Chaque transformation, chaque désagrément comme chaque réjouissance, chaque confrontation ou chaque tension prend l’aspect d’un univers entier. Nous apprenons à poser une conscience plus grande sur les choses, dans ce décor minimaliste, là où avant les diversions multiples et variées permettaient le plus souvent de ne pas trop noter ce qu’il y a entre deux silences…

Ce moment me rappelle aussi celui du processus de la maladie, quelle qu’elle soit, dans son expression symptomatique d’un passage. Ce moment d’inconfort où il n’est d’autre issue que d’attendre que « ça » passe, que cela se digère. Quand le corps, les défenses immunitaires sont en action - parfois invisible - c'est un moment de grande intimité, il n’est réellement question que de retour à soi dans cet « entre-deux » où il nous semble ne plus rien pouvoir contrôler, ne plus rien savoir. En un mot : s’abandonner. Que puis-je faire d’autre ? Et que sais-je si je ne sais plus rien ? Que suis-je si je ne suis plus rien ? Du moins plus rien que je ne sache de moi-même. Plus rien qui ne fasse écho à une prise de moi-même. Entre deux chaises se trouve, inexorable, le moment où le cul flotte dans le vide, entre deux, plus vraiment là et pas encore ici, un peu perdu vers une destination inconnue.


Ne pas savoir où l'on va et accepter de se focaliser sur chaque marche, sur cet instant présent, tant l'horizon peut être emprunt de brouillard, est peut-être le plus grand des courages. Et la plus merveilleuse des libérations ! Nous savons que nous évoluons mais nous ignorons tout le reste du script.


Comme une mise en abime, une fractale du collectif dans l’individuel, qu’il s’agisse de ceux touchés par le virus ou de ceux impactés émotionnellement, psychologiquement dans le cercle de leur foyer, parfois en crise cataclysmique, nous voilà au creux de nous-même, dans ce mouvement de métamorphose, celle de la chrysalide vers le papillon. Les transformations silencieuses écrivait François Julien en titre d'un de se souvrags. Certes, mais transformations certaines, inéluctables, nécessaires et constantes. Et pour certains tonitruantes ! C’est justement dans ce silence retrouvé où le seul bruit vient de nous que nous prenons tant conscience que la terre, que l’humain, que les relations, que toute chose se transforme en permanence, se meut continuellement, passant d’un point insaisissable à un autre, là où nous nous croyions stables. En hypnose on sait qu’un état stable n’existe pas, que tout est perpétuellement en mouvement, puisque c’est la nature même de toute chose. Sortir de l'illusion, c'est accepter que tout passe sans rien chercher à saisir. Le témoin-acteur-créateur, à la fois passager à l’arrière de son propre véhicule conduit par soi-même. N’avez-vous pas déjà eu ce rêve ?

« Il n’y a de réel que le changement » Héraclite


La musique a peut-être ce don et cette nécessité en réalité de mettre en sons ce que le silence transforme. On apprend à écouter ce qu’il y a entre deux notes, mais écoute-t-on ce qu’il y a entre deux soupirs ? Avez-vous déjà observé un « entre-deux » ? C’est précisément ce que nous vivons. Souvent nous réagissons en luttant, en cherchant diversion, lorsque nous sommes en chemin entre un point et un autre. N’étant pas arrivé à destination, nous attendons en tâchant de rentre l’attente la plus productive possible. Mais arrive-t-on un jour quelque part vraiment ? Qu'avons-nous goûté vraiment du chemin, chacun de ces chemins que nous prenions chaque jour pour aller au travail ou ailleurs ?


Libéré de toute attente, quand ça abandonne, impuissant, au creux du tsunami, étonnamment un espace se crée, la vie s’épand. Lorsque nous sommes au plus bas de notre santé, physique ou morale, le sentiment d’impuissance est souvent le premier personnage à toquer à la porte. Le « mal-a-dit » ou « l’âme-a-dit » nous crie parfois des choses insupportables. Christiane Singer l’avait si extraordinairement vécu et témoigné dans ses dernières heures, les plus sombres, les plus difficiles où, abdiquant toute résistance, elle finit par trouver l’extase, la plus vraie et entière des libertés, n'attendant plus rien et embrassant la Vie au-delà de toute illusion. Telle une miraculée que l’on venait visiter à l’hôpital, elle riait, en paix, sourire aux lèvres avec toute l’énergie retrouvée de la lutte, de la peur qui épuisaient son être. Au seuil de sa mort elle était plus vivante que jamais, plus vivante que tous les humains ébahis lui rendant visite. C'est que son passage, cette intime transformation, avait été vécu avec une conscience si pleine, si présente en chaque instant, qu'elle était finalement devenue ce témoin de la Vie, la conscience, l'amour.


Bien sûr la souffrance n’est pas le seul chemin ! Et il y a des nuances infinies de ce qui fait souffrir l’un ou l’autre. Mais cette peur du moins, ce mal-être qui peut nous visiter ici ou là tel cet ami qui vient nous prendre par la main, peut aussi nous remettre sur le chemin ou nous guider à emprunter un autre itinéraire, une nouvelle route et nous aider à revenir un peu plus, un peu mieux, chez soi, vraiment, dans ce temple miraculeux de nous-même.

« Ce à quoi tu résistes te possède. » Arnaud Desjardin


Comme un son au piano : plus vous libérez le poids dans la vitesse, plus son impact sera grand, généreux, large. Plus vous cherchez dans la force, aussi musclé que vous soyez, plus le son sera au mieux fort mais certainement dur dans son attaque et bref dans sa résonance. Au fond, nous ne venons que libérer le son qui est déjà là, ou plutôt le laisser résonner, comme Michel-Ange et ses sculptures.

VOYAGE SANS DESTINATION

Le matin (avant les restrictions du gouvernement) j’avais la chance de pouvoir me promener en forêt dans un lieu retiré de Bourgogne avec pour seuls amis de passage les arbres, les oiseaux, le ciel et la terre. Étonnamment cette promenade me faisait l’effet d’un espace très contemporain. Revoir, découvrir de nouveau chaque jour en solitaire cette terre désertée de l'humain, marcher au milieu de ces éléments qui chantent la joie de vivre sans témoins extérieurs, me donnait chaque fois l’impression d’un astronaute revenu du cosmos. Le miracle n’est pas tant de marcher sur l’eau mais déjà de marche sur Terre !

Notre esprit nous a tant habitué à prévoir, et ce faisant, à noter les absences, les manques, les besoins, avant de noter ce qui est, ce qui arrive juste là sous nos yeux trop accaparés par notre pensée qui virevolte à travers notre passé interprété ou notre futur imaginaire - à moins que ce ne soit l'inverse ! Bref, que peut-on vouloir de plus, de mieux, de différent, que l’ici et maintenant ? Bien sûr certains diront que le confinement à la campagne c’est plus facile, d’autres que le confinement seul est préférable, d’autres encore que d’être sans enfants est triste tandis que leurs voisins commencent déjà à proposer leurs enfants sur facebook ! Si être marié était la condition certaine pour être heureux, cela se saurait. Si être seul était la clef de la paix, cela se saurait. Si pouvoir s’acheter tout ce qu’on veut était gage de plénitude, cela se saurait. Et si être sans rien ouvrait la voie à la liberté et à la sagesse, cela se saurait aussi. Dans chaque cas, dans chaque cheminement, il est possible de vivre un enfer comme un paradis. Bien sûr que certains contextes semblent plus favorables, plus faciles, plus privilégiés. Mais profondément, combien de couples en ce moment, dans des espaces peut-être magnifiques, vivent comme des étrangers ou, pire, des ennemis, et combien de célibataires à priori tristes et seuls dans un 12 mètres carrés parisien découvrent peut-être une voie merveilleuse n’ayant d’autre échappatoire que soi-même ?

En poursuivant ma promenade ce jour-là, je m’aventure, poussée par l’intuition. À un certain moment je crois me perdre non sans délice dans ce lieu où il fait bon être. Plutôt que de rebrousser chemin, une voix me dit de continuer même si je crois m’éloigner. Je me dis que je m’éloigne vraiment beaucoup mais c’est trop tentant d’aller voir plus loin ce qu’il y a, derrière et encore derrière ! Il serait temps tout de même de songer à revenir sur mes pas, me dis-je… Finalement, lâchant toute idée de retour, émerveillée par le décor et les pensées qui s’absentent, je découvre soudain, tel un mirage, une route que je connais. Voilà la route de départ ! Mes jambes, mon corps, m’ont emmené à travers champs pour faire le tour de la forêt en deux heures et voilà qu’à l’instant où je me croyais le plus perdue, le plus loin de tout, je me retrouve chez moi, à l’origine de mes pas, « à la source » diraient certains ! Sourire aux lèvres en pensant à cette belle métaphore que je viens de vivre, dans le corps, dans cette expérience. Faire confiance à ses pas, aller dans le mouvement, dans l’élan de la vie, même aux heures les plus inconnues, les plus inconfortables, dans ces sorties de route où ce n’est plus le passé qui détermine le future mais le future qui nous rappelle un autre passé. Faire confiance à son inspiration plus qu’à sa peur. Aimer, aimer toujours et encore plus l’instant qui se vit. Créer son chemin enfin, l’inventer, dans cette interdépendance avec les arbres, le ciel, la terre, la vie. Quelle idée de penser qu’ils puissent nous vouloir du mal ! Quelle croyance inutile ! « Tout l’univers conspire à nous rendre heureux » disait Paulo Cuelho. À nous de choisir ce que nous voulons incarner, ce que nous souhaitons voir et vivre.


Le matin suivant, je retourne sur ce chemin, avec un délai serré. Je dois être rentrée pour une certaine heure avec un rendez-vous téléphonique qui m’attend. Je marche vite, fière de me sentir désormais familière avec cette forêt, de me dire que je vais faire ce grand et beau tour, pile dans ce laps de temps. Ça remue en moi comme si un public imaginaire venait m'admirer : « comme elle est sûre d’elle, comme elle semble à l’aise, comme c’est un privilège d’être ici… » Pas gênée, je ne m'en rends même pas compte ! Mes pensées me ramènent sans cesse à des idées, celles de la matinée puis celles d’un futur qui se projette. Je les observe mais elles reviennent en boomerang. J’imagine des textes, je les écris dans ma tête, puis apparaît l’idée du choix entre deux chemins, telles deux portes qui s’offrent à moi, devant moi. Mince alors ! Me dis-je. « Lequel avais-je emprunté hier ? » À droite ou à gauche ? Je cherche, je tâtonne à reproduire la même destination, le même cheminement que précédemment. Comme au piano, je me revois méticuleuse et obsédée dans mes heures passées avec acharnement pour n’accepter rien d’autre que l’exacte reproduction de ce qui vient d’être réalisé.


Le cerveau n'est pas le maître, il est au contraire le serviteur. Dès l'instant où vous vous laissez contrôler par lui, vos pensées, vous devenez l'esclave de vous-même.


Il me semble que la direction était par là, puis ailleurs et finalement je ne sais plus. J'hésite, je doute. Je ne trouve pas. Ma tête a pris le relais pour déceler exactement les indices du chemin mais impossible de le reproduire. Le découragement me rejoint avec toute sa bande de croyances qui m’agacent quand elles viennent me coller comme ça à la peau. Épuisée par mon mental, j’entends la voix de mes professeurs, de mes parents, de la société telle que je l’ai, un jour, petite, enregistrée, m’enfonçant plus que me redonnant confiance. Cercle vicieux. La tour de contrôle en émoi. La pianiste des Ballades de Chopin a perdu son chemin. Prière de le lui rappeler ! Trou de mémoire, clash en pleine scène. Ça tourne en rond et ça ne vaut bientôt plus grand chose. Après la lutte de l’impuissance, la peur n’est jamais loin. Je rentre alors, faisant demi-tour, un peu déconfite, dubitative, assez déçue. Ai-je rêvé la fois dernière ? Je ris alors subitement ! Le témoin est revenu… Un éclat de rire pète dans ma gorge déployée ! Je comprends alors que je voulais tellement retrouver exactement ce chemin que je ne l’ai pas vu. Tant de bruits dans ma tête ne laissaient plus mon corps agir. Le jour précédent, j’étais simplement émerveillée, sans attente, sans destination autre que l’exploration, que la vie me traversant dans chaque cellule de mon corps, et voilà que tout se créait naturellement. Aujourd'hui, je tentais de prévoir, de contrôler, de reproduire ce qui a été, de saisir une partition en oubliant qu'elle se re-crée en permanence et qu'une interprétation dans sa plus grande vérité ne pourra jamais - heureusement !- ressembler à celle d'avant ni celle d'après. La vie prend parfois aussi la forme d’une farce.


L'ÉMERVEILLEMENT


Ne serait-ce pas une valeur, un état d’être, un chemin à remettre au goût du jour ? L’artiste manie l’émerveillement comme le boulanger sa pâte. Comme l'enfant joue, avec évidence et plaisir. Parfois ignorant, parfois maître. Son sérieux tient dans cet émerveillement. Il sait que sans cela, tout risque au mieux d’être déjà vu, au pire d’être terriblement fade. Dans cette exploration en forêt, la vie me fait prendre conscience de ne jamais chercher à reproduire. J’aime l’idée que chaque chose est chaque fois nouvelle, jamais encore vu ni fait. Ne serait-ce pas là une définition de l’art ? Quelque chose de nouveau qui se renaît, insaisissable, chaque fois ? Ce sont les critiques qui tentent de saisir l'oeuvre. Le public, l'artiste, conspirent ensemble à le vivre. Comme un repas, la recette peut sembler connue mais la façon dont ce sera cuisiné puis goûté sera unique.


En accoucheur de l'instant, en sage-femme faisant le lien entre la naissance et la mort, l'on comprend que pour naître ou renaître il faut mourir un peu ou, comme le disait Milton Erickson, que l'« On commence à mourir à partir du moment où l'on naît ».


Si l’émerveillement tient une place si essentielle dans ma cartographie interne, c’est qu’elle me semble une clef géniale à toute chose, une porte à destinations multiples. À mi-chemin entre la curiosité et l'admiration, la gratitude et l'apprentissage, elle nous ramène nécessairement à nous-même. Admirer est l’apanage de notre époque où nous projetons énormément vers l’extérieur : un artiste, une star, une œuvre… Dans l’admiration nous portons l’Autre sur un pied d’estale. C’est dans l’ère du temps. Et c’est louable. Pourtant mon cœur s’ouvre d’avantage à une vie d’émerveillement, chaque jour, dans ce mouvement qui m’inclut totalement dans l’objet, dans l’expérience, et dont, en m’émerveillant je choisis de créer la merveille autant que l'émerveillée.


DONNER-RECEVOIR


Longtemps j'ai joué du piano pour faire plaisir. Tant de fois dans la vie d'un musicien, depuis le plus jeune âge, l'on vous répète que jouer fait plaisir à papa ou maman, puis, devenu adulte, que cela fait plaisir au public. Inconsciemment, avec la meilleure intention du monde, on finit par jouer pour éprouver de la reconnaissance car c'est le fonctionnement enregistré. Jouer, c’est exister ! Je joue donc je suis. Esclave de son propre enfermement. On joue pour obtenir quelque chose en s’oubliant soi-même et on se dit qu’on joue pour l’autre, dans cet élan assez gratifiant d’une mission particulière. On se croît humble car l'autre nous renvoie cette image totalement paradoxale ! C'est que pour s'oublier soi-même, il faut déjà être capable de n’attendre aucun éloge ni d’appréhender aucune critique.  Est-on capable de monter sur une scène en étant si plein de soi que la question de l’Autre et du regard sur soi, n’existe même plus ? Après les concerts, je ressentais souvent un état de vide, un vide qui appelait une compensation, un besoin d’être nourrie, moi aussi, quelque part… Je l’interprétais comme un état naturel de « décompression » dû au stress du trac (encore une drôle de croyance) et que nous avions souvent l’habitude de noyer avec d’autres collègues dans le vin ou autres nourritures d'après-scène. Offrir ce qui nous anime serait donc propice au stress puis au besoin de compensation ?


En observant des méditants, des sages, des guérisseurs, toujours disponibles et pourtant si stables, en découvrant la voie du tantra, en m'initiant au "lâcher-prise", la sensation de plénitude dans le don m'apparaît. Une sensation encore jamais goûtée, une liberté dans l'être, dans la joie d'être... L'intensité n'en est pas moins forte. Elle ouvre encore plus loin, vers l'extase. J'ai joué par devoir, par passion, par attente, par désespoir. Saturée de l'extérieur. Puis j’ai joué parce qu’il fallait jouer. Alors je suis entrée dans mon intérieur. Et j’ai arrêté de jouer. Finalement je réapprends à jouer, non pas "pour moi-même" telle que l’expression un peu galvaudée résonnerait dans nos inconscients collectifs, mais plus précisément en étant si pleine de moi, et si évidemment à ma place, ici et maintenant, qu'aucune autre question, aucun autre besoin n'entre en jeu. La question n'est plus "à quoi je sers" mais "qu'est-ce que je sers", "qu'est-ce cela vient servir"... Alors, la frontière devient si fine qu'extraordinairement l'on ne sait plus quand ça donne ou quand ça reçoit. Voici le chemin du moins. Et nous savons le but est le chemin !

Comme la vie, la musique est en nous et la plus grande des explorations jamais réalisées est celle, non pas du cosmonaute sur la lune, mais de notre tête (l’extérieur) vers notre cœur (l’intérieur). C’est alors un monde infini, magique et puissant qui résonne, vibre, n’attendant que nous-même pour se réaliser.


J’ai cette croyance que nous portons en chacun de nous un talent qui nous est propre, une facette précieuse et indispensable au monde, telle chaque étoile du ciel, tel chaque instrument de l’orchestre ou chaque note de l’immense symphonie. La puissance de la musique, c’est de nous le rappeler en nous connectant au cœur, cet endroit gardien de notre vérité.


J'observe aussi que cette période de "chacun chez soi" est paradoxalement une période où un sentiment d'interdépendance n'a jamais été aussi fort. Nous sommes le monde : une grande œuvre dans laquelle donner et recevoir sont un seul et même élan, comme l’inspire et l’expire donnent vie à notre propre univers. Merci de tous les beaux partages et toutes ces co-créations qui voient le jour en ce moment sur les réseaux sociaux ou par-delà les balcons et les fenêtres des habitations.


À cette heure où il n’est plus question de courir mais bien de revenir en soi, je vous souhaite, je nous souhaite, la plus belle, la plus inspirante des mélodies quand nous prenons conscience que nous sommes vivants !

Merveilleux & Inspirant mois d'avril - et joyeux lundi de Pâques - à tous !


Dans la création et la découverte

Dans l'ici et maintenant

Dans la lumière

Dans l'être


Musicalement vôtre,


Hélène Tysman


*Où cours-tu, ne sais-tu pas que la vie est en toi



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