À bout de nerfs, dans une de ces discussions sans fin où chacun regarde du bout de sa lorgnette, un mot sort de ma bouche. « Idiot ! » Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas utilisé celui-là, pour l’Autre comme pour moi. On aurait dit qu’il venait d'un grenier, vieux comme des toiles d’araignées. Il me faisait l'effet d'un de ces objets devenu étranger quand on le reprend dans ses mains au hasard de vieilles archives. Ces archives dataient d'un temps où je me lançais facilement à moi-même des : « con ! nulle ! idiote !… »
Lorsqu’on réalise la puissance du verbe et les conditionnements incessants créés entre nous et nous-mêmes, il devient de plus en plus incongru de les dire comme de les entendre, tant il est clair qu’ils ne sont qu’une croyance limitante ne nourrissant rien de bon, ni pour soi ni pour l’Autre. Pourtant ce jour-là, le vieux mot m'est revenu. Dans ses retranchements, mon corps s’en est allé puiser assez loin ce qui serait assez fort pour dire ce qu’il ressentait. Mais que ressentait-il ? Que voulait-il exprimer vraiment ?
L'INGÉNIERIE HUMAINE
Comme un instrument où l’on n’utiliserait qu’une partie de sa mécanique ou comme un piano où l’on n’apprendrait pas à changer la pédale de résonance, il m’apparaît que l’esprit humain oublie parfois certains rouages essentiels. Avoir raison ou tort est devenu obsolète. Le mental a suffisamment évolué pour pouvoir donner un résultat ou un autre : ceci a été prouvé en montrant des statistiques qui peuvent dire une chose ou son contraire, selon la manière dont elles sont maniées. Comme un couteau, notre mental est un outil avec lequel nous avons appris à séparer, à couper à tout va ! Mais « quoi » couper ou « comment » couper ? La lame virevoltante, par moments, manque de peu de trancher le coeur au hasard de sa course. Ainsi, à force de vouloir couper à tort et à travers, en petits et tous petits morceaux, l'on risque à se couper de son propre être au travers de ses autres parts : le cœur (énergie des émotions), le sexe (énergie vitale) et jusqu'aux pieds (racines).
En d’autres termes, « idiot », c’est « être ignorant », « ne pas connaître ». Mais de quelle connaissance parle-t-on ? Voilà ce qui a surgi en moi, lorsque ce mot m’est revenu avec ses airs implacables mais suffisamment bon enfant pour ne pas y croire totalement. L’idiotie de nous autres, petits enfants de la terre, comme aiment à le nommer les peuples premiers lorsqu’ils nous observent dans notre fol « pouvoir d’achat », c’est celle de ne pas savoir parler en connectant le cœur ou marcher en laissant l’instinct guider.
L’idiotie serait alors le fait d’avoir un Stradivarius entre les mains, de savoir parfaitement la partition, mais de ne pas connaître la manière d’en jouer - jusqu’à ses plus fines subtilités. Manier un vibrato, un sostenuto, changer habilement la pédale au piano comme un violoniste change de cordes sans à-coups, exprimer une phrase musicale en permettant à chaque note de se connecter à la suivante (c’est-à-dire maîtriser l'art du legato), et finalement être capable de « chanter » la musique à travers la sophistication d’un instrument précis… Voilà la véritable connaissance !
Ainsi, criant « idiot ! », mon corps ne signifiait pas « tu n’as rien dans la tête » mais « ce qu'il y a dans ta tête n'est pas relié à ce qu'il y a dans ton coeur ! » Et de même, « mon coeur a fermé ses oreilles...»
Il faut bien que l’instrument soit d’abord accordé pour qu’il soit audible. Mais prend-on seulement le temps nous-mêmes de nous accorder assez avant de vouloir nous exprimer à l’Autre ? Ou avant de préparer l'espace pour écouter ? Savons-nous si notre cœur est suffisamment en lien avec notre bouche et nos oreilles ? Et notre corps se relie-t-il à notre pensée ?
NOUVEAUX PARADIGMES
Un jour, j’entendis quelqu’un parler des « oreilles du cœur » pour évoquer le fait d’être à l’écoute de soi. Non pas le soi égotique que l'on montre volontiers, mais le vrai « soi », qu’on n’ose à peine regarder soi-même, au cœur de notre cœur, et qui nous dit ce que nous sommes vraiment. Imaginant ces deux oreilles de chaque côté de l'organe, comme deux ailes nécessaires à l'oiseau pour embrasser le vent, je fus inspirée par l'image !
Avez-vous déjà essayé de penser à partir de vos pieds ? « Il pense comme ses pieds ! », disent certains. Pourtant il est flagrant que lorsque nous sommes trop agités du cerveau, il ne serait rien de meilleur que d'interroger nos pieds. J'ai testé cette idée quelques fois en marchant dans une forêt ou même dans la rue. Laisser mes pieds voir, penser. Exit toute activité d'en haut. Tout vient d'en bas. L'effet en fut saisissant ! En quelques secondes, on accède à un état de bien-être que certains croiraient n’atteindre qu’au prix d’une quête longue et fastidieuse ou de chimies extérieures ajoutées.
Sur la même mouvance, je me suis alors demandée à quoi ressemblerait le fait de voir par le coeur, d'entendre par son ventre, de penser par sa colonne vertébrale. Laisser les idées infuser depuis l'espace du coeur... et sans chercher à le laisser remonter jusqu'à la tête, simplement autoriser l'alchimie de se produire. Poser sa conscience plus bas, simplement, à d'autres espaces du corps, de l'être. Le cerveau est, lui aussi, un espace de bien-être ! Flottante, la cervelle n'est jamais qu'un organe, en soi, fait de milliards de neurones captant l'information invisible. Il est possible de le laisser ressentir aussi sa place entre un lobe frontal et un occiput, entre deux oreilles, maintenu en un liquide tel un ballon dans une grande bassine d'eau ! On n'oublie parfois que la tête aussi peut être massée, de l'intérieur...
De même, nous savons aujourd'hui scientifiquement que les intestins et le coeur, notamment (la peau également et à peu près tous les organes) recèlent une quantité au moins aussi immense de neurones capteurs d'informations. Mais qu'en fait-on réellement ?
DE LA CONNAISSANCE DE SOI
Quand on dit aux jeunes étudiants de « jouer plus avec coeur » ou « d'y mettre leurs tripes », comment chacun le vit-il réellement ? Le conceptualise-t-il avec le mental ou en fait-il vraiment l'expérience ? Apprend-on seulement à ces jeunes la clef de leur propre processus ? De leur intime virtuosité ? Comme un enfant à l'école à qui l'on dit « concentre-toi » et qui, en toute bonne volonté, tente, soit de froncer les sourcils, soit de mettre sa tête dans les mains, vite lassé par l'absence de résultat et finissant par se dire : « je ne sais pas me concentrer ». En vérité, on ne lui propose pas d'aller connaître les mécanismes de sa concentration. Pourtant, cet accord une fois trouvé, en soi, tout le reste devient ensuite plus facile. Plus fluide. Plus évident.
Une ancienne étoile de l'opéra me dit un jour : « chez les danseurs, le haut du coeur, c'est le coeur ». Et j'imaginais combien, torse bombé, poitrine offerte au monde, le danseur sait rendre hommage à cette sublime, parfaite et miraculeuse ingénierie appelée : humanité. Comment aurions-nous pu croire que notre centre était la tête au prétexte qu'elle était en au-dessus du reste ! Toute petite, lui manquant certainement un champ de perception, la tête observe et contemple de loin, comme le matelot peut voir d'en haut mais ne dirige pas toutes les manoeuvres du bateau et n'est qu'aux commandes de la destination du capitaine, plus bas, dans sa cabine. Sans réunir nos forces en nous-mêmes, sans réapprendre à penser depuis notre centre ou à voir depuis le coeur, nous risquons de demeurer « idiots », peu importe le débat en question.
Or, à une époque où l'on brandit le progrès à tout va, quelle audace ne serait-il pas de s'offrir le plus grand des progrès : sa propre évolution !
Chez les sportifs de haut niveau, l'on sait à présent et l'on peut affirmer sans tabou que les émotions peuvent être un moteur et non un frein. Et qu'au contraire la répression des émotions, à long terme, devient un enfer plus terrible que les émotions du départ. Alors, du paradis ou de l'enfer, créant son moteur ou ses freins, il n'est question que d'une connaissance, celle de son tout premier instrument : soi-même !
En m’entendant crier « idiot ! » l'autre jour, j’ai réalisé ce qui était le plus important à mon sens : non pas le raisonnement mais la cohérence entre les paroles, le cœur et le corps. C’était cette cohérence qui, criante d'absence à cet instant-là, de parts et d'autres - autant chez le parleur que chez l'écouteur - manquait à toute possibilité de véritable connaissance, de soi, donc de l'Autre.
Et voilà que je compris que ma colère du moment était, elle aussi, un signal bénéfique ! Elle me disait de ré-accorder nos instruments avant de chercher à jouer ensemble.
Nous souhaitant un magnifique mois de juin
Dans le coeur et jusqu'aux mains...
Du bout des doigts,
Hélène Tysman
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