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Hélène Tysman

FAUT-IL ÊTRE INTUITIF POUR ÊTRE MUSICIEN ?


AVOIR UNE VISION


Mon élève arrive. Son retard l’a fait presser, il vient en accéléré ! Une fois la porte passée, les rythmes se rassemblent, entre le calme d’ici et l’agitation d'ailleurs, entre son allegretto vivace et mon andante ma non troppo. Il vient me jouer du Brahms. Un verre d’eau et il commence. En quelques minutes je perçois où il peut évoluer. Mais en combien de temps puis-je savoir comment il peut évoluer ? Quel sera l’itinéraire le plus juste pour lui, quel chemin allons-nous prendre si je l’embarque dans mon taxi imaginaire ? Il sait où il veut se rendre, je le perçois intuitivement, mais il s’attarde parfois à certains endroits, un peu perdu, ou il fonce tête baissée dans un mur.


Il n’y a là rien de prétentieux à dire qu’on ressent en quelques minutes ce qui se joue chez un interprète. Hier je rencontrais un spécialiste des lignes de la main. Cet homme très sérieux et passionné, au regard doux et à la voix fébrile est devenu expert par ses quelques quarante années de recherches dans ce domaine, continuant inlassablement à déchiffrer la nature à travers les empruntes humaines, du contour à la forme des mains en passant par leurs consistances et leurs températures. Comme j’aime ces gens qui enrichissent le monde en nous permettant de mieux nous connaître nous-mêmes ! Et qui s’ouvrent et nous ouvrent à un champ des possibles inimaginable, ne serait-ce que celui de passer une vie entière à étudier la main. D’autres étudieront les feuilles, les arbres, le chant des oiseaux, les étoiles, la spirale de Fibonacci… Alors je me dis que s’intéresser aux notes, dédier sa vie aux sons et aux résonances du dehors comme du dedans, bref être musicien, est logique.


Rien de médiumnique dans la proposition de ce monsieur et pourtant en 3 secondes, dit-il, il en sait plus que vous après 30 ans d’analyse chez monsieur Freud ! Ce n’est pas votre futur qu’il lit, c’est votre présent, c’est-à-dire vos qualités innées. Elles n'empêcheront pas d'en développer d'autres, mais celles-ci sont là, bien inscrites dans votre corps. Il ne s'agit donc pas de vos comportements, de ce que vous décidez de faire, mais de ce qui est naturel chez vous. Il avoue aussi que, s’il sait immédiatement les caractéristiques d’une main, il lui faudra une bonne heure pour transmettre ces informations au propriétaire de la dite main.


En écoutant cet élève, après les quelques premières minutes, je pense à ça. Comment vais-je procéder, de quelle manière vais-je le guider ? Comme lorsque j’accompagne un client dans une séance d’hypnose, comme lorsque j’écris, c’est en faisant que fais, en tirant ficelle après ficelle qu'apparaît ce qui doit surgir. On apprend en apprenant, on joue en jouant, on découvre en se découvrant. La confiance vient-elle en se faisant confiance ?


En réalité, deux options s’offrent moi en cet instant : soit je le reprends note après note pour décortiquer ce qui manque : son phraser, sa ligne de conduite, le legato. Soit je vais à l’origine du problème. Ou plutôt du questionnement. Je choisis la deuxième option. La première me fait l’effet d’une maman qui couperait en petits morceaux la viande dans l'assiette de son fils pubère.


Je choisis aussi de voir tout ce que ce pianiste possède déjà, tous les outils qui sont à sa disposition et qui lui permettront d’en créer d’autres. Même s’il est l’élève ici, il est son propre maître et moi un simple regard, une oreille extérieure dont il peut choisir de prendre ou non ce qui lui correspondra pour ajouter à son établi et lui permettre de réaliser ce qu’il souhaite. Il est sensible, ouvert, à l’écoute, sa technique est plutôt correcte et il semble motivé. Pas de mauvaises habitudes avec sa position de main mais rien n’est vraiment connecté ensemble, ce qui lui fait enchaîner faux accents avec cassures de phrases sans offrir sa musicalité à l'oeuvre.


Une fois qu’il a fini de jouer, j’observe un silence. Juste ce qu’il faut pour l’emmener un peu ailleurs ! Pour lui laisser aussi le temps de se juger lui-même (on est jamais pire juge que soit-même alors laissons faire les pros), là où il saura très bien se dire que c’était mauvais, puis que ce n’était pas si mauvais, puis que ce piano n’aide pas ici, puis que ça coince toujours au mêmes endroits… Fin du silence. Je m’adresse alors à lui : « Tout est question d’intention, Raphaël. » Re-silence. Apparemment cette seule phrase ne suffira pas ! Ma provocation à l’extrême simplicité a des limites. Moi qui aime le dépouillement, il va falloir développer. Mince, j’avais eu l’exquise tentation de faire le cours le plus rapide de toute l’histoire du cours de piano. Une prise de conscience prend parfois quelques secondes alors pourquoi vouloir faire durer ?


LA SIGNATURE DU MUSICIEN


Bref, je choisis un autre plan d’action et me dirige vers lui depuis le bout de la salle où je m'étais retranchée, l’air nonchalant, doutant autant que douteux. Ma main s’adresse à lui mollement comme un chien montre sa patte. Il ne sait pas très bien ce qu'il se passe, s’il doit prendre la dite main, s’il doit me considérer définitivement comme folle ou s’il doit acquiescer pour passer à la suite. Ses yeux sont plus interrogateurs que jamais. Bon. Je reviens en arrière et cette fois-ci je me dirige de nouveau vers lui avec aplomb en lui tendant ma main comme pour le saluer. On se serre les mains. Bonjour monsieur, bonjour madame. Très bien. Il ne comprend pas pourquoi j’ai attendu ce moment du cours pour le saluer, lui qui pensait m’avoir déjà dit bonjour. « Voilà dis-je ! » Et d’ajouter : « Tu as tout compris ! »

Son état de conscience commence à se décaler…

J’enchaîne :

- Lorsque que je t’ai tendu ma main une première fois, mon intention n’était pas claire. Donc tu n’as pas su quoi faire. La deuxième fois, et bien que le contexte n’est à priori pas raccord, mon intention de te serrer la main était si clair que tu as réagi en conséquence et nous nous sommes serrés la main.

- Ah, dit-il…

Ses yeux commencent à saisir, je le sens. C’est souvent les yeux qui saisissent en premier, avant la tête. Je poursuis.

- Un chef d’orchestre qui ne serait pas clair dans son intention en donnant le départ aux musiciens ne risque pas d’avoir un résultat très satisfaisant. Y vont-ils vraiment ? N’y vont-ils pas ? Et de quelle manière ? Jusqu’où ? En revanche, plus son intention est claire à l’intérieur de lui, plus les autres suivront et suivront jusqu'au bout. Dans un phraser, c’est pareil. Je pourrais te dire de ralentir un peu plus là, de jouer cette note moins fort, de faire ressortir cette modulation, d’accentuer la main gauche sur cette mesure, de respirer à ce passage… Mais cela n’arrangerait pas réellement ton interprétation. Pire, ça pourrait créer encore plus de tension et d’incompréhension. Ce n’est pas moi que tu dois suivre mais un mouvement qui t’appartient, né de cette musique. Et ce mouvement, cet élan, tu dois nous le communiquer aussi pertinemment que l’on puisse vibrer de cette manière, ressentir nos cellules à ce rythme, entendre la résonance en nous avec évidence. Le geste, c’est cette intention de départ. La technique vient du jeu, et non l’inverse. Le jeu dans tous les sens du terme, celui de l'enfant qui ne se pose pas la question mentale quand il souhaite réaliser quelque chose et celui du musicien dans son jeu, c'est-à-dire son geste de musicien. Tu pourras répéter ensuite et affiner chaque détail à loisir, mais pour l’instant il manque ta direction, là où tu décides de mettre la barre de ton voilier, là où tu oses faire un premier pas, même s'il est faut et que tu le réajustes ensuite.

- Bah oui, mais si j'avais la technique, j'y arriverais mieux !

- Si tu penses comme ça, c'est en effet le serpent qui se mord la queue, Raphaël et ça pourra difficilement évoluer vraiment...

- Peut-être que je ne suis pas fait pour ça ?

Sourire niais de ma part. Si tu crois que tu vas m'embarquer dans l'histoire que tu te racontes, même pas en rêves ! Mon corps se ré-aligne pour émettre des mots sensés.

- Quand tu signes ta signature avec ta main d’écriture, tu ne te poses pas la question si la courbe est correcte, si le « r » est juste, n'est-ce pas ? C’est ce que le coach de sportifs, Jean-Philippe Vaillant, appelle « être inconsciemment compétent ». Cet état, c’est celui de l’état de flow, celui où le geste vient de jeu (et du « je » !). Cet endroit où la capacité d’écriture rapide est née non pas de l’automatisme créé par la répétition mais de l’origine du chemin emprunté où l’on sait que ça fait tel rythme, telle saccade, telle mélodie, telle vibration quand on signe de cette façon. Tu peux très bien ne pas signer pendant des mois et savoir d'un coup refaire la signature parfaitement. Inconsciemment on a déjà fini de signer quand on commence à poser son crayon sur la feuille. Ç’a déjà fait le chemin en nous, dans notre ventre, dans notre cœur et dans notre tête. N’as-tu jamais essayé d’imiter la signature de tes parents ?

- Ah ouais ! Ça me rappelle des souvenirs...

- Justement, souvent tu fais des gestes rapides en t’entrainant au geste plus qu’à la précision du trait avant de te lancer. Inconsciemment compétent est le niveau le plus délicat à retrouver. Car il ne passe précisément pas la conscience. La plupart du temps on cherche à être consciemment compétent et on y reste trop longtemps, pour se rassurer. C’est ce que l’école nous apprend à développer. La tête comme tour de contrôle, la case par laquelle il faut absolument passer avant de se rendre au moindre endroit. Elle est nécessaire mais doit s’accorder avec ton ressenti et l'élan musical. Parfois c'est en commençant par ce geste qui précède la signature que tu trouveras le mouvement juste, l'écriture adéquate, la direction de la ligne.


Il recommence mais ce n’est pas encore ça. « Écoute, lui dis-je, c’est avant la note qu’il faut ressentir ce qu’il va se passer. Le son se trouve déjà dans la respiration qui la précède. Repense au moment où je suis venue te serrer la main. Tu ne t’es pas posé de question…

C'est parce que je savais avant ce qui allait se passer. Imagine que tu veuilles embarquer toute une salle, dire bonjour à un orchestre entier ! Quel est le mouvement de cette phrase ? Où va-t-elle nous emmener ? Qu’est-ce qu’elle évoque pour toi comme émotion, comme couleur, comme intensité ? C’est toi qui nous racontes l’histoire alors pourquoi as-tu choisi celle-ci particulièrement ? C’est là que tu trouveras ce qui nous embraque dès la première seconde.»

Il laisse infuser quelques instants, pose les mains sur le clavier puis les remet sur ses genoux. L’idée commence à circuler mais toute cette ingénierie interne qui cherche à retranscrire en lui-même ce qui résonne, à connecter ou solliciter de nouveaux mécanismes, a besoin de temps. Car il sent bien qu'on ne parle pas d'idée ici mais d'audace. Se jeter à l'eau avant la première note, cet endroit qui a rendu nécessaire au compositeur l'existence de ces notes. Il hésite... Puis il respire et se lance enfin, cette fois-ci plein d'élan, d’évidence et de musique. Si j’étais violoniste ou chanteuse, j’aurais pris la phrase dans le mouvement et l’aurais suivi. La direction prend sa route, le voilier déploie ses ailes, ça virevolte, ça chante, on ne sait plus si c’est lui qui suit la musique ou la musique qui le suit. L'histoire se raconte. C'est magique !


Bien sûr c’est un premier pas, un point de départ. À partir de là, il pourra répéter comme l'enfant essaie de marcher en retombant mille fois mais toujours accroché au geste, cette origine autant que ce but, à l'endroit où ça lui dit d'aller. C'est à partir de là que sa technique sur tel virage, à tel passage, empruntant telle ou telle route, pourra s'affiner en apprenant à connaître sur le bout des doigts et jusqu’au fond du cœur le chemin de cette partition.


LE CHANT DU MONDE


Est-ce vraiment son intention qu'il vient de reconnecter ? Ou une forme d'intuition ?

Entre les deux, seules deux petites lettres s'interchangent...


L’intuition précède la pensée. L’intention pose le projet de l’action, comme un tireur à l'arc trouve la bonne position de son archet et de sa flèche, anticipant ainsi la cible sans avoir besoin de rester collé à elle.


Mais il y a un endroit où les deux se rejoignent, c'est cet instant où le musicien se lance, entre intuition et intention. Cet endroit où le corps précède l'action et le ressenti attire la réalisation. Le geste du chef d’orchestre, les premières notes du musicien, c’est autant une direction qu’un inconnu. On sait où l'on va mais on ne sait pas toujours comment. Aussi irrationnel que ce soit, le corps précède l’émotion qui précède la pensée.


Il n’y a que l’imprévu qui soit prévisible apprenais-je en me formant à l’hypnose ericksonienne.


En me promenant dans les rues de Paris, j’observe une femme tenir son chien en laisse. Elle me donne l’image de ce à quoi ressemble notre inconscient, donc notre intuition ! Ce futur toujours dans notre prolongement et à portée de main, mène sa vie tout en étant à notre disposition lorsque nous l'écoutons... Sans parler de la tête du chien !


L'intuition nous fait réagir et nous emmène autant qu'on croit l'emmener. Scientifiquement il a été prouvé que notre inconscient perçoit avant le conscient, que notre ressenti précède notre pensée à chaque instant. En capteurs bipèdes que nous sommes, notre intelligence mentale est donc constamment en retard de micro secondes sur nous-mêmes et sur le monde ! Lorsqu'on pose consciemment son regard sur tel objet dans une pièce, notre inconscient l'avait déjà perçu.


Être intuitif, c'est être à l'écoute des vibrations de son être.


Un musicien, tel un conducteur de voiture de course, ne sait plus à un certain moment si c'est l'intuition qui le fait anticiper ou l'intention qui, elle, l'a déjà emmené plus loin quand le temps est resté derrière.


Au bout du fil, le chien nous emmène parcourir les rues nous donnant l'impression que nous le tenons et que nous le guidons.


L'âme du musicien écoute. La musique, le rythme, les dissonances, les harmonies, le monde. Le chant des âmes. Au plus intime de soi-même. Au fond, il est conscient de cet inconscient qui nous traverse avec délice ou parfois avec inquiétude quand il semble nous échapper, créant du dedans et du dehors, de l'avant et de l'après, une dimension nouvelle, inhabituelle, déstabilisante.


Comme dans l'amour, ce lâcher-prise est le début d'une histoire dont on ne sait que ce que le coeur nous dit. Si on apprend à l'écouter.


Entre la musique et le musicien, je ne sais pas lequel des deux conduit l'autre mais si je le savais, je ne serais sans doute plus musicienne !


Vous souhaitant un merveilleux mois de décembre !


Soyez joyeux avec vous et envolez-vous vers la nouvelle année au son de votre âme !


Hélène Tysman



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