Longtemps, pendant tellement d'année, de jours, d'heures et de minutes, j'ai pu répéter une note, recherchant sa plus pure expression. Un son idéal...
Jamais satisfaite et en même temps excitée lorsque, soudainement, la sensation (l'illusion ?) d'une maîtrise se produisait, j'oeuvrais, au service de l'inatteignable.
Un moine bouddhiste répète inlassablement des centaines, des milliers, des dizaines de milliers de fois un même mantra. Au final l'on ne sait plus très bien si l'on obtient ce que l'on cherche, tant cela devient dérisoire. Rentrer à l'intérieur d'un son, c'est plonger dans un voyage sans fin, chercher à capter l'invisible, à poursuivre plus loin, "au-delà"...
Le chemin devient alors le but en soi, une transe qui permet d'accéder à plus large que soi-même.
Il y a un point précis, comme une interstice, où la perfection s'annule. C'est aussi le point où, paradoxalement, l'imperfection devient divine. Je pense à certaines notes "à côté" d'une harmonie, tel Egberto Gismonti dans un élan foudroyant d'improvisation pour dépasser des zones connues, des sons attendus ou simplement en étant soi-même dépassé.
Si tout était prévu et réalisé ainsi, serait-ce seulement de la perfection ? Ou de l'ennui ? Qu'y a-t-il de plus prévisible que l'imprévu dans un domaine tel que l'art, c'est-à-dire la vie ? L'on croit volontiers que la vibration de notre souffle ressemble aux rangements d'un bureau d'administration et que si ce n'est pas le cas, cela tend à l'être, comme une réussite, comme un point de mire. Pourtant, refuser le chaos, c'est refuser les miracles ! Et la sagesse nous montre qu'il n'est surtout pas question de rejeter cette sensation de chaos mais plutôt d'accepter de danser avec...
C'est étonnant la vie d'un musicien. Nous créons ou recréons quelque chose qui a été mainte fois répétés. Nous refaisons sans cesse pour accueillir une première fois. Nous nous amusons ou nous nous prenons au sérieux pour connaître, étudier, maitriser le plus possible une musique. Puis, à chaque fois, l'endroit, le moment, l'environnement, l'énergie, l'ambiance, l'acoustique, l'instrument, soi... tout cela fait d'une oeuvre jouée mille fois une toute première fois. Une oeuvre inconnue. Rien ne ressemble à son dernier concert ni à son prochain. L'on pourra avoir prévu au millimètre une interprétation, celle qui adviendra nous dépassera toujours, nous surprendra. Et c'est tant mieux !
Ce risque est celui de la vie. Puisque je ne sais rien, je choisis de le vivre. Même en ayant la partition la plus complète, l'éclairage ou l'obscurité choisiront d'y créer telle ou telle perspective.
Selon Albert Einstein, il y a deux façons de vivre : en considérant soit que tout est un miracle, soit que rien n'est un miracle. De la même manière, je réalise qu'il y a deux façons d'aimer : soit en voyant à combien cela se rapproche d'une idée de perfection, soit en voyant combien cela est déjà parfait. Et ainsi, en se questionnant ses propres conditionnements... L'un et l'autre peuvent évoluer. L'évolution n'a rien à voir avec le sentiment d'amour. Comme disait Christiane Singer, l'amour n'est pas un sentiment, c'est la substance même de la vie, de la création. Ce n'est pas parce que j'aime que plus rien n'a lieu. Au contraire ! Il n'est pas difficile de montrer que toute vie nait, d'abord, d'un amour entre deux personnes. De là donc, jaillit toute vie, toute perfection (et non l'inverse)...
Dans nos conditionnement nous avons tendance à oublier cela en créant un autre schéma. L'exact opposé ! La simple expression "gagner sa vie" en est l'image. Pour quelle raison devrions-nous payer pour vivre ?! D'où viendrait donc l'idée qu'il faut encore, après être venu au monde, gagner le droit d'être né ?
Il n'est donc pas si simple d'être dans cette lucidité des choses. Et pourtant, cette lucidité amène à la plus pure simplicité...
La perfection d'amour est à la fois une discipline de chaque instant et le plus évident des chemins. En réalité il n'y a aucun chemin. C'est là ! Comme un point rouge sur la carte, nous sommes sans cesse "ici et maintenant". Et quoique nous fassions, ceci demeure parfait puisque tel quel ! Le simple fait de laisser résonner d'une certaine façon une musique est extraordinaire en soi : cela n'aura plus jamais lieu à cet instant en ce lieu et cela n'avait encore jamais eu lieu. Cet inédit est celui de notre partition. À chacune de nos respirations, nous rencontrons la magie : celle d'un souffle unique, qui ne ressemble à aucun autre et est, en cela, une oeuvre d'art.
Dire tout cela semblera peut-être prétentieux à certains, ostentatoire d'orgueil. C'est que, encore une fois, nos schémas de conditionnements sont bien rodés. Nous avons été habitués à être une "fonction" plutôt qu'un "être". Or l'art a cela d'essentiel qu'il nous fait nécessairement nous tourner vers l'être que nous sommes et, ainsi, voir le monde à partir de notre sagesse : au coeur du coeur. Cela peut être déstabilisant voire insoutenable. Comme la piste éternellement longue avant décollage.
Il est certes déconcertant, lorsque nous avons été habitués à "faire", à "améliorer", à "perfectionner" pour aimer (ou pour être aimé), de changer de prisme. Vrillage à 180 degrés ! Dans l'amour comme point de départ, il n'y a plus d'avant ni d'après, plus de finalité, plus rien à chercher. Pourtant il y a, comme la nature en mouvement, l'épanouissement d'une fleur, la poussée d'un arbre gigantesque, la méticulosité d'une espèce miniature en évolution. Tout cela en perpétuel mouvement, dans la plus fine intelligence et le plus puissant élan : celui de l'amour.
Longtemps j'ai cru qu'en atteignant plus de perfection dans une interprétation, le coeur des gens serait plus touché. Puis un jour, j'ai découvert que le coeur n'avait rien à envier à la perfection technique, artistique, virtuose ! J'ai découvert que nous sommes touchés par les ailes d'un papillon parce qu'il est à nu, devant nous, comme une offrande. Il nous touche parce qu'il fait écho à la plus belle partie de nous, celle que nous oublions souvent de cueillir chaque matin, cette infinie puissance du coeur.
Laisser résonner les notes est au fond un moyen - un instrument - pour rendre hommage au silence, pour dresser les contours de cet espace intérieur d'où jaillit toute vérité.
Sans musique, nous n'entendrions plus le silence.
En cela, l'amour s'amuse et, comme un enfant qui joue et rejoue encore, inlassablement, la musique nous est donnée à vibrer en nous et à l'extérieur de nous.
Très beau mois de septembre à chacun !
Dans la poésie de nos âmes,
Hélène Tysman
Photo by Lou Sarda©️
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