top of page

CHOPIN ÉTAIT-IL UN CHAMAN ?

Un point commun que je remarque souvent chez les admirateurs de la musique de Chopin comme chez les musiciens et artistes en général est ce sentiment de n'être pas tout à fait d'ici ou d'être à la fois un peu ailleurs. "La nostalgie du divin", me dit un jour un ami...


Mais où ? Souvent à fleur de peau, ceux qui ressentent sa musique se demandent parfois s'ils ne viennent pas d'une autre planète ! Paradoxalement ils aspirent à mieux s'adapter à cette réalité pour en finir avec cette sensation de "va-et-vient" perpétuel.


Cette impression un peu mélancolique ou joyeusement décalée que nous connaissons tous au moins une fois dans nos vies, amène, l'air de rien, vers de nouvelles pistes. Il n'est pas toujours besoin de savoir ce que l'on cherche lorsque l'on est connecté à ce que l'on ressent. Certaines dimensions sont si subtiles qu'on ne peut y accéder par la seule volonté. C'est plutôt à force d'honnêteté, de rencontre au coeur de soi, d'audace à se mettre à nu sans avant ni après, que l'on sent alors se rapprocher une étoile dans l'obscurité du ciel.


Ce que tu cherches te cherche aussi, dit le sage Rumi.


Que cherchait donc Frederic Chopin ? Et qu'est-ce qui fait que près de deux-cents ans après, ses notes résonnent chez chacun de nous comme le plus universel des langages ?


Sommes-nous tous un peu "fous", un peu "décalés", un peu "d'ailleurs" ?


Peut-être allait-il déjà à la rencontre de ce que chacun, en son fort intérieur, part chercher...


Pour avoir voyagé moi-même et avoir rencontré des hommes et femmes guérisseurs, transmetteurs, chamans, j'y ai trouvé ce beau paradoxe : reliés à leur plus grande sensibilité, celle qui leur permet d'accéder à des plans infiniment subtils de la Conscience, ils ont la force du guerrier qui sait dépasser ses peurs, aller au-delà des illusions, rompre les dragons imaginaires ou factuels. Tel un accordeur de piano, réagissant au micro-millimètre sur la vibration exacte d'une corde, il est capable de s'accaparer toute la table d'harmonie si nécessaire, refaire le bois, frapper du poing pour équilibrer et retrouver la justesse du son de l'instrument.


Il y a chez Chopin ce monde de l'infiniment intime, au plus proche de soi, comme le frétillement de la branche d'un arbre quand souffle à peine la brise. Et en même temps le courage, l'héroïsme d'une transcendance, d'un dépassement de soi ! Les racines d'un arbre de l'âge du plus vieux des sages. Le désespoir a parfois cela de bon qu'il est une porte d'accès à au-delà. Quand on comprend qu'il n'y a jamais rien eu à perdre. Or, cet au-delà - des frontières, de notre réalité, des croyances, de la matière, du visible... - est bien le propre du chaman comme du virtuose. L'insatiable élan à ne pas se contenter d'un plan de route en superficie. Quitte à vivre, vivons ! Chacun de nos organes, chacune de nos larmes, chacun de nos battements du coeur.


On dit d'un chaman qu'il est le gardien de la connaissance. À la différence du savoir, celle-ci ne s'acquière qu'avec l'expérience - par soi-même. Chez Chopin, souvent, il me semble entendre des luttes, des tempêtes, des esprits qui se combattent comme combattent les chamans dans l'invisible pour prendre soin de l'équilibre de la vie.


Puis ce frétillement... Celui dont parle Jésus lorsqu'il évoque l'éveil, cet endroit d'où tout se voit comme pour la première fois, par les yeux de l'innocence. Être - à l'état brut. Frétiller, c'est perdre le contrôle un instant, s'abandonner pour tellement plus grand que ce que nous croyions être. Le coeur d'un papillon avec les pieds d'un Chêne millénaire.


Une fois ancré à la terre, l'esprit du chaman peut voyager.


Le voyage, c'est ce que nous vivons depuis le premier jour de notre vie jusqu'au dernier jour. Et peut-être plus loin encore... Serait-ce infini ? Une partition se joue comme une respiration, du début à la fin, mais elle résonne déjà bien avant la première note et se poursuit dans l'air après ses dernières vibrations. La capter, ce n'est que le filet du chasseur de papillons. Elle se répète comme se répètent nos vies.


Nous pouvons avoir l'impression d'être si vieux avec une peau lisse et rajeunir à mesure que les rides nous signalent la libération, celle de rire et de rire encore ! Ça résonne haut et fort des rires d'étoiles - mille fois vieilles. Suis-je un vieillard dans un corps de femme ou une pépite de météorite dans l'air ? Voilà ce qu'invoque Chopin lorsque je le contacte.


La souffrance n'est pas souhaitable, jamais. Pourtant je me rappelerai toujours un jeune homme, 18 ans, dans l'assistance d'une conférence spirituelle, prenant la parole pour demander, avec tant d'authenticité, s'il était possible d'accéder à cette lucidité, à cette connaissance et cette sagesse sans passer par l'expérience de la souffrance. Sur le coup, je me prends à penser qu'il doit être bien malheureux pour avoir une telle croyance, si jeune et laisser émerger de telles paroles... Quelques secondes plus tard je réalise ma naïveté ! Ce "jeune" m'emmena, par ces simples mots, directement vers les profondeurs de mon être, celles que je ne voulais pas voir tout de suite. Sans faire l'apologie de la souffrance, il se trouve que de manière assez commune, lorsqu'on souffre, on ne souhaite qu'une chose, c'est la paix ! Trouver ou retrouver cet état de plénitude, d'équanimité, voire de joie. En Inde, il est dit que la souffrance est une amie qui vous prend par la main pour vous ramener chez vous. A vrai dire, ce n'est évidemment pas que la souffrance soit souhaitable, mais lorsqu'elle se présente, c'est un signal que quelque chose est dissonant, disfonctionnant. Elle est alors, dans son apparition, bénéfique pour nous permettre de nous retrouver, mieux. Comme un instrument mal réglé, désaccordé, la souffrance nous dit qu'il est nécessaire de revoir sa cartographie et d'envisager un autre itinéraire, même - et surtout - pour arriver là où l'on souhaite. Elle nous dit que notre sac est peut-être trop chargé, qu'il ne nous appartient pas ou qu'il est possible de faire le chemin autrement.


Malheureusement la notion de souffrance a pu être galvaudée par des interprétations de mémoires judéo-chrétiennes où elle n'aurait d'autre finalité qu'elle-même ou - pire ! - qu'elle serait un prix à payer pour des actes commis ou simplement le fait de vivre !


En réaction nous avons appris à nous "protéger" à outrance, avec anesthésies, antalgiques, médicaments, vaccins, etc. Tout sauf ressentir.


Chopin est tout autre ! Il ouvre grand son être aux sensations. La musique n'a rien d'intellectuel. Elle est sensuelle, viscérale, dérangeante.


Les émotions sont des apprenti-sages.


Il faut aussi une sacrée dose d'honnêteté et d'acceptation pour dire "je souffre" là où tant de frustration, d'oppression, de répression sont de mise dans nos conditionnements sociaux actuels. Étouffer sa souffrance ne signifie pas être plus en paix. Au final, il me semble parfois observer des humains plus effrayés encore par le plaisir que par la douleur tant ils ont réussi justement à s'éloigner d'eux-mêmes sans écouter ce grincement. Comme si, tel le syndrome de Stockholm, ils préféraient "collaborer" à cet enfermement pour tenter d'y trouver une place, aussi petite soit-elle, et finir par aimer ce repaire, cette cellule connue, plutôt que de s'aventurer au-delà des limites supposées. Le corps recroquevillé à chaque minute un peu plus.