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Hélène Tysman

CHOPIN ÉTAIT-IL UN CHAMAN ?

Un point commun que je remarque souvent chez les admirateurs de la musique de Chopin comme chez les musiciens et artistes en général est ce sentiment de n'être pas tout à fait d'ici ou d'être à la fois un peu ailleurs. "La nostalgie du divin", me dit un jour un ami...


Mais où ? Souvent à fleur de peau, ceux qui ressentent sa musique se demandent parfois s'ils ne viennent pas d'une autre planète ! Paradoxalement ils aspirent à mieux s'adapter à cette réalité pour en finir avec cette sensation de "va-et-vient" perpétuel.


Cette impression un peu mélancolique ou joyeusement décalée que nous connaissons tous au moins une fois dans nos vies, amène, l'air de rien, vers de nouvelles pistes. Il n'est pas toujours besoin de savoir ce que l'on cherche lorsque l'on est connecté à ce que l'on ressent. Certaines dimensions sont si subtiles qu'on ne peut y accéder par la seule volonté. C'est plutôt à force d'honnêteté, de rencontre au coeur de soi, d'audace à se mettre à nu sans avant ni après, que l'on sent alors se rapprocher une étoile dans l'obscurité du ciel.


Ce que tu cherches te cherche aussi, dit le sage Rumi.


Que cherchait donc Frederic Chopin ? Et qu'est-ce qui fait que près de deux-cents ans après, ses notes résonnent chez chacun de nous comme le plus universel des langages ?


Sommes-nous tous un peu "fous", un peu "décalés", un peu "d'ailleurs" ?


Peut-être allait-il déjà à la rencontre de ce que chacun, en son fort intérieur, part chercher...


Pour avoir voyagé moi-même et avoir rencontré des hommes et femmes guérisseurs, transmetteurs, chamans, j'y ai trouvé ce beau paradoxe : reliés à leur plus grande sensibilité, celle qui leur permet d'accéder à des plans infiniment subtils de la Conscience, ils ont la force du guerrier qui sait dépasser ses peurs, aller au-delà des illusions, rompre les dragons imaginaires ou factuels. Tel un accordeur de piano, réagissant au micro-millimètre sur la vibration exacte d'une corde, il est capable de s'accaparer toute la table d'harmonie si nécessaire, refaire le bois, frapper du poing pour équilibrer et retrouver la justesse du son de l'instrument.


Il y a chez Chopin ce monde de l'infiniment intime, au plus proche de soi, comme le frétillement de la branche d'un arbre quand souffle à peine la brise. Et en même temps le courage, l'héroïsme d'une transcendance, d'un dépassement de soi ! Les racines d'un arbre de l'âge du plus vieux des sages. Le désespoir a parfois cela de bon qu'il est une porte d'accès à au-delà. Quand on comprend qu'il n'y a jamais rien eu à perdre. Or, cet au-delà - des frontières, de notre réalité, des croyances, de la matière, du visible... - est bien le propre du chaman comme du virtuose. L'insatiable élan à ne pas se contenter d'un plan de route en superficie. Quitte à vivre, vivons ! Chacun de nos organes, chacune de nos larmes, chacun de nos battements du coeur.


On dit d'un chaman qu'il est le gardien de la connaissance. À la différence du savoir, celle-ci ne s'acquière qu'avec l'expérience - par soi-même. Chez Chopin, souvent, il me semble entendre des luttes, des tempêtes, des esprits qui se combattent comme combattent les chamans dans l'invisible pour prendre soin de l'équilibre de la vie.


Puis ce frétillement... Celui dont parle Jésus lorsqu'il évoque l'éveil, cet endroit d'où tout se voit comme pour la première fois, par les yeux de l'innocence. Être - à l'état brut. Frétiller, c'est perdre le contrôle un instant, s'abandonner pour tellement plus grand que ce que nous croyions être. Le coeur d'un papillon avec les pieds d'un Chêne millénaire.


Une fois ancré à la terre, l'esprit du chaman peut voyager.


Le voyage, c'est ce que nous vivons depuis le premier jour de notre vie jusqu'au dernier jour. Et peut-être plus loin encore... Serait-ce infini ? Une partition se joue comme une respiration, du début à la fin, mais elle résonne déjà bien avant la première note et se poursuit dans l'air après ses dernières vibrations. La capter, ce n'est que le filet du chasseur de papillons. Elle se répète comme se répètent nos vies.


Nous pouvons avoir l'impression d'être si vieux avec une peau lisse et rajeunir à mesure que les rides nous signalent la libération, celle de rire et de rire encore ! Ça résonne haut et fort des rires d'étoiles - mille fois vieilles. Suis-je un vieillard dans un corps de femme ou une pépite de météorite dans l'air ? Voilà ce qu'invoque Chopin lorsque je le contacte.


La souffrance n'est pas souhaitable, jamais. Pourtant je me rappelerai toujours un jeune homme, 18 ans, dans l'assistance d'une conférence spirituelle, prenant la parole pour demander, avec tant d'authenticité, s'il était possible d'accéder à cette lucidité, à cette connaissance et cette sagesse sans passer par l'expérience de la souffrance. Sur le coup, je me prends à penser qu'il doit être bien malheureux pour avoir une telle croyance, si jeune et laisser émerger de telles paroles... Quelques secondes plus tard je réalise ma naïveté ! Ce "jeune" m'emmena, par ces simples mots, directement vers les profondeurs de mon être, celles que je ne voulais pas voir tout de suite. Sans faire l'apologie de la souffrance, il se trouve que de manière assez commune, lorsqu'on souffre, on ne souhaite qu'une chose, c'est la paix ! Trouver ou retrouver cet état de plénitude, d'équanimité, voire de joie. En Inde, il est dit que la souffrance est une amie qui vous prend par la main pour vous ramener chez vous. A vrai dire, ce n'est évidemment pas que la souffrance soit souhaitable, mais lorsqu'elle se présente, c'est un signal que quelque chose est dissonant, disfonctionnant. Elle est alors, dans son apparition, bénéfique pour nous permettre de nous retrouver, mieux. Comme un instrument mal réglé, désaccordé, la souffrance nous dit qu'il est nécessaire de revoir sa cartographie et d'envisager un autre itinéraire, même - et surtout - pour arriver là où l'on souhaite. Elle nous dit que notre sac est peut-être trop chargé, qu'il ne nous appartient pas ou qu'il est possible de faire le chemin autrement.


Malheureusement la notion de souffrance a pu être galvaudée par des interprétations de mémoires judéo-chrétiennes où elle n'aurait d'autre finalité qu'elle-même ou - pire ! - qu'elle serait un prix à payer pour des actes commis ou simplement le fait de vivre !


En réaction nous avons appris à nous "protéger" à outrance, avec anesthésies, antalgiques, médicaments, vaccins, etc. Tout sauf ressentir.


Chopin est tout autre ! Il ouvre grand son être aux sensations. La musique n'a rien d'intellectuel. Elle est sensuelle, viscérale, dérangeante.


Les émotions sont des apprenti-sages.


Il faut aussi une sacrée dose d'honnêteté et d'acceptation pour dire "je souffre" là où tant de frustration, d'oppression, de répression sont de mise dans nos conditionnements sociaux actuels. Étouffer sa souffrance ne signifie pas être plus en paix. Au final, il me semble parfois observer des humains plus effrayés encore par le plaisir que par la douleur tant ils ont réussi justement à s'éloigner d'eux-mêmes sans écouter ce grincement. Comme si, tel le syndrome de Stockholm, ils préféraient "collaborer" à cet enfermement pour tenter d'y trouver une place, aussi petite soit-elle, et finir par aimer ce repaire, cette cellule connue, plutôt que de s'aventurer au-delà des limites supposées. Le corps recroquevillé à chaque minute un peu plus.


"Il ne faut pas avoir peur du bonheur. C'est seulement un bon moment à passer" disait Romain Gary avec son ironie non dénuée de profondeur.


Finalement certains ont plus peur à l'idée que la joie puisse s'arrêter et préfèrent alors, comme une femme ou un homme vers qui l'élan les pousse dangereusement, ne pas aller à la rencontre de cet espace. C'est qu'il est vaste comme l'infini cet espace - en nous.


Il y a toute sorte de chamans comme il y a toute sorte d'artistes. Et bien sûr, si Chopin était un artiste avant tout, il faut croire qu'il avait ce don des magiciens, des alchimistes, pour faire d'un assemblage de notes des harmonies capables de guérir nos âmes de leurs vicissitudes, de leurs peurs, de leurs luttes.


Pour moi un chaman est un maître des peurs. Non pas qu'il n'ait plus peu. Mais il sait reconnaître les peurs comme on reconnaît des orties à éviter ou à dompter sur son passage pour aller au-delà. Un grand artiste ne serait-il pas alors le maître des souffrances ? Les ayant dépassé et les connaissant comme toute la gamme des émotions, il peut alors offrir une catharsis au public par son oeuvre. Et, enfin, dans cette liberté retrouvée, aimer.


Lorsque j'écoute ou joue Chopin, je n'ai pas l'impression d'une âme toujours sereine. Mais je ressens une âme qui cherche un chemin vers le paradis, une âme qui semble avoir dépassé des montagnes d'illusions, comme un lointain costume... Moi-même, en revêtant ce costume, je ressens de nouveau tous les spasmes de l'humanité troublée, puis rejoins, à travers ces harmonies, la sève du coeur, cette note qui appuie juste à l'endroit de notre amour - inaltérable, invincible. En cela elle parle à chacun de nous, comme avec cette question doucement perturbante : "qu'es-tu vraiment ?" Le passé et le futur se confondent, se fondent. Il n'est plus qu'un univers, celui du son devenu couleur...


Certaines de ses mélodies nous connectent à la partie la plus vieille de nous, celle du dernier jour de notre vie, celle qui, au-delà des joies ou des souffrances, retrouve la paix, légère, pénétrante et presque insouciante. Une fête !


Comme une transe, sa musique est une catharsis de nos propres douleurs et vient nous chuchoter au creux de l'oreille que nous sommes bien plus grands que ce que nous croyons, qu'il est possible de s'extirper, de s'exiler pour revenir très exactement chez soi, cet endroit parfois délaissé par nous-mêmes.


Ce n'est pas en regardant la lumière qu'on devient lumineux, mais en plongeant dans son obscurité. Mais ce travail est souvent désagréable, donc impopulaire. Carl Gustav Jung


Chopin n'est ni sombre ni lumineux. Il a su trouver comment refléter la lumière à partir du noir. Alors qu'il compose ses 24 Préludes sur l'île de Majorque, emmené par sa compagne de route George Sand, son corps est en proie à ses malaises pulmonaires chroniques que le temps pluvieux, humide et glacial de la petite chambre de son monastère qu'il habite tant bien que mal ne fait qu'aggraver ! Tandis qu'il passe une nuit à écrire le fameux prélude N°15 surnommé plus tard La Goutte d'eau, George Sand rentre d'une balade, comme surgissant depuis l'orage, ouvre la porte et voit Chopin, livide, dans un éclairage d'outre-tombe. La regardant, il lui lance alors d'une voix aussi étrange qu'étrangère : "je savais bien que j'étais mort !"


Il est de l'art comme de l'hypnose, comme de la magie et comme de la transformation : un voyage, une transcendance entre plusieurs dimensions. En faire l'expérience est peut-être le plus grand cadeau à vivre. Sortir un instant de ce grand bain d'illusions, de ce drôle de manège, c'est faire le deuil d'un personnage ou plutôt le deuil d'y avoir cru pour devenir virtuose dans ce "va et vient" des mondes.


Seul ce qui arrête la lumière peut être vu par nos yeux. Sadhguru


Bien sûr, beaucoup de choses peuvent se percevoir autrement, et de plus en plus de gens en font l'expérience. Une fois, une dame dans le public me dit : "je croyais qu'on écoutait avec les oreilles mais je viens de réaliser qu'on écoute avec la peau, le ventre, le coeur, les jambes, ses tripes !..." Simplement, à l'oeil nu, ce que nous voyons est, précisément, selon les lois de la physique, ce qui stoppe la lumière. Sinon ce ne serait pas visible. Et il est étonnant de ressentir combien l'art de Chopin nous connecte à notre plus incandescente lumière tandis qu'elle passe par les coins les plus reculés de notre obscurité. Et inversement, parfois ses harmonies les plus douces nous bercent vers la plus douloureuse nostalgie de l'être.


En interprétant sa musique, je comprends combien la lumière serait impossible sans le noir et la nuit inexistante sans le jour.


Ce qui rapproche un grand artiste d'un chaman, c'est cette capacité de plonger dans d'autres mondes et de les traverser. Ceux qui restent coincés, dans leurs mélancolies, leurs schizophrénies, sont ceux qui se sont retrouvés sur ce chemin sans pouvoir ou sans savoir comment en revenir.


Alors, en écoutant Chopin, nous pouvons voyager nous aussi, dans le temps comme dans l'espace, jusqu'à ne plus savoir si tout cela a vraiment existé, si tout cela existe et de quelle manière réellement... Sans avant ni après, oubliant tout un instant et plongeant à travers notre ombre pour toucher notre éternité. ce n'est plus "quoi" mais "comment" ces notes résonnent et s'enchevêtrent les unes aux autres. À travers les pages de Chopin, c'est de notre histoire, toujours, dont il est question et d'un guide qui nous emmène sur notre route même aux instants où nous nous croyions perdus.

Les chamans savent que ce que nous prenons pour la réalité n'est qu'un grand rêve tandis que là où nous ne nous croyons pas conscient est la Vérité.

Et si ce que nous croyions vivre n'était qu'un songe ? Et si la seule réalité était cette étoile qui brille, imperturbablement, par-delà les affres, les combats, les excitations, les passions, les orages ou les déchaînements d'âmes ?


Vous souhaitant de beaux rêves...


Dans le coeur et jusqu'au bout des doigts,


À vous retrouver !


Hélène Tysman



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