CONTRE OU TOUT CONTRE
Il y a quelques mois, pendant que dans le ciel, mercure rétrogradait, j’emménageais dans une nouvelle maison. Entre deux « chez soi », il y a toujours cet espace de transition. Et en écrivant cela, j'entends « trahison »... C'est un no man's land où le corps et le cœur sont en voyage. L’esprit erre. Les habitudes ne sont pas encore retrouvées. Tout est à créer.
Dans le train qui me menait vers cette nouvelle destination, ce jour-là, j’ai rencontré un homme qui s'appelait Thal. Ce n’était pas une rencontre, c’était une confrontation ! J’étais en proie à mon mental et me heurtais à ce dénommé Thal qui, depuis son siège de train, avait laissé une musique beaucoup trop forte sortir de son smartphone.
Sans réaliser ce qu'il se passe, ma bouche a déjà laissé sortir un cri : « vous pouvez éteindre la musique, merci ! », avant de reprendre mon corps comme un animal sorti de sa laisse. Air sec, visage fermé, le décor est posé. Cœur fermé contre cœur fermé, l'homme rétorque : « et vous, vous n’avez qu’à mettre votre masque ! ». Je lui réponds : « eh bien voilà, c’est la même chose… » En quelques secondes, nous voilà dans cet étau de violence duquel l’on cherche depuis des siècles à sortir.
Que faire, me dis-je, dépitée, non de l’injure, mais de cette triste constatation d’incommunicabilité. Même avec la plus spirituelle des consciences, on se trouve bête. La tête dans mon écharpe, je sens qu'au vu de l'ambiance, le trajet va être long sur 100 km jusqu’à la gare. Mais après quelques minutes de pause, il m’interpelle de nouveau, le visage soudain lumineux : « écoutez, je vous offre un masque et en échange j’éteins la musique, comme ça on fait la paix, vous êtes d’accord ? » Au mot « paix », me voilà qui éclate de rire ! Comme deux enfants regardent un nuage d'illusion passer dans le ciel, nous nous moquons soudain de notre propre tyran intérieur.
Finalement nous avons découvert que nous étions voisins, que nous jouions de blanc et de noir (lui au jeu d’échecs, moi au piano), que nous nous aimions puis que nous nous détestions ! Dans ces jeux d'enfants, ces trompes-l'oeil de l'esprit bornés à des noeuds sans fin, il s'en vient un jour où l'on se doit d'aller au-delà de l'illusion. Pour le mieux ! Car l'illusion est cette souffrance et la souffrance engendre la violence. Aller au-delà, c'est lâcher pour de bon ces mémoires qui nous faisaient nous emberlificoter dans des situations abracadabresques. Et quand on est pris dans ces noeuds aussi vieux que la nuit des temps, le doigté est de mise...
Si je partage cette tranche de vie personnelle - il n'est pas tant question des personnages que de l'histoire que l'on se raconte - c’est qu’elle résonne avec ce que j’observe du diapason collectif. Ma sensation est que l'individualisme, - l'ego diraient d'autres - se trouve pointé du doigt comme jamais en cette période d'élections présidentielles et de conflits géo-politiques planétaires...
En moi, je sens le coeur fragile. Et interrogateur. Puis-je croire encore en l'amour si tout me semble corrompu ? Si j'ai reçu des coups, ne vais-je pas, moi-même, naturellement, mettre mes bras sur mon visage, fermer mon coeur et me préparer à dégainer contre l'autre ?
Certes il ne sert à rien de vouloir la paix avec son voisin lorsqu'on n'est déjà pas capable de la faire avec soi-même. Mais en vérité, la guerre elle-même est une croyance que l'on fait exister tant que l'on fait exister la recherche de paix. Comme la quête de guérison fait exister la maladie, comme la solution fait écho au problème, ces deux faces sont toujours l'envers et le revers d'une même pièce. Chercher l'une, c'est faire perdurer l'autre.
L'absence et la présence, le manque et le plein, sont frère et soeur jumeaux. Ah ! la belle illusion...
NOUVEAU PARADIGME
Une phrase de Kierkegaard me revient en écrivant ces lignes : « La vie n'est pas un problème à résoudre mais une réalité qui doit être vécue. »
En vivant cette histoire des contraires avec l'homme du train, celles où l'un voit blanc quand l'autre voit noir - et inversement - sans réussir à lâcher les armes ni d'un côté ni de l'autre, j'ai vu les véritables programmations inconscientes qui se jouaient en moi. Qui se jouaient de moi ! J'ai vu des siècles et des siècles de noeuds dans cette violence qu'est celle de prendre le pouvoir sur l'autre, par peur, par réflexe. Au lieu de lâcher prise...
Or, comment faire confiance face à une autorité tyrannique ?
En changeant le code.
En accédant à un nouveau paradigme.
C'est ainsi que l'on parvient à dénouer ce qui, jusque-là, tournait en boucle.
En découvrant par hasard le film France de Bruno Dumont (2021), je suis scotchée. Je ne vois pas meilleure description du fonctionnement de la violence que ce qu'il nous donne à voir et ressentir à travers ces images froides, ces visages crispés, et les guerres qui se jouent, en chacun des personnages, pour tenter de ne plus sentir le coeur en souffrance. Écho au notre. Jusqu'au jour où... la glace se brise. L'illusion est de croire que la foi viendrait de l'extérieure. Elle ne peut venir que de l'intérieur, se puiser aux tréfonds de son être, là où l'amour a toujours été et sera toujours, par-delà les plus grands cataclysmes.
L'ORIGINE DE LA VIOLENCE
La violence est un nœud. Un nœud créé à un instant T dans l’immense champ quantique d’informations. Quand nous nous énervons contre la violence, nous tirons d’avantage sur le nœud, comme les lacets de nos chaussures qui nous embêtent à force de résister…
Au contraire, un nœud se doit d’être pris avec d’autant plus de délicatesse que de soin et d’intelligence du doigté, pour trouver le mouvement juste qui lui permettra de se dénouer.
Ainsi va la violence, fut-elle contre soi ou contre l'Autre : en tirant d’avantage, elle se renforce ; en faisant preuve de douceur, elle lâche.
RETOUR À L'HUMILITÉ
Il n'est pas besoin d'être hyper intuitif pour ressentir que la période actuelle que nous vivons est une grande vague - un tsunami ? - qui peut être celle de l'amour ou de la mort.
C'est un chamboulement de nos habitudes individualistes, de nos illusions d'un petit monde illusoirement indépendant, vers une grande conscience collective. Non pas un prêchi-prêcha de solidarité soit-disant gauchiste. Non, une véritable prise de conscience de notre universalité, de notre fraternité. De notre nécessaire co-dépendance. De la circulation des énergies, des informations. Bref, nous sommes boomerang.
Depuis des siècles, nous avons cru nous émanciper, progresser, devenir individualistes et indépendants. Comme dans une relation un peu perverse, nous découvrons au 21ème siècle qu'en réalité notre liberté est sous conditionnelle, que notre indépendance est un leurre : nous n'avons jamais été aussi dépendants de Microsoft, Apple, de nos petits engins dans les poches, faits de branchements électriques et de technologies numériques ! Mais notre coeur, lui, n'est pas relié à ces performances. Alors nous allons voir des thérapeutes qui nous disent le triste diagnostique : « dépendance affective » ! Et comment ne pas l'être...
Le cercle de la violence est lancé. Celui d'une relation perverse où l'être humain n'a pas plus de valeur qu'un objet permettant de répondre à son besoin urgent. Jusqu'où ?
C'est le coeur qui nous lance l'alarme ! Il nous offre ce retour à notre intériorité quand les machines du monde voudraient nous mettre en guerre les uns contre les autres alors même qu'elles ne répondent plus à nos besoins de lien avec le vivant.
En moi, je crois qu'il n'y a rien de plus violent que d'être dérobé de son propre pouvoir et ainsi de chercher à le reprendre sur quelqu'un - ou quelque chose - d'autre. Or la souffrance qui en découle est peut-être la bonne nouvelle : elle nous dit que nous faisons fausse route, que tout cela est une illusion !
Voilà alors venu le temps de de rentrer à la maison... c'est-à-dire dans le coeur.
AUTONOMIE
Si les peuples premiers nous interpellent particulièrement en ce début de siècle, c'est qu'ils nous rappellent ce que nous avons oublié : l'autonomie, c'est-à-dire les lois du vivant. Être autonome, ce n'est pas être indépendant, c'est être capable d'être en lien, d'abord, avec ses propres lois, ses propres règles, c'est-à-dire entendre ses besoins et pouvoir y répondre. Lorsqu'on rencontre des autochtones d'Amazonie, de Mongolie, d'Australie, lorsque l'on croise les relayeurs des esprits, les gardiens de la terre, on observe une autonomie inébranlable : celle d'un lien avec le vivant, donc avec soi-même.
Et voilà la violence de notre monde : à force d'avoir voulu être indépendant dans ses besoins effectifs, nous nous sommes assoiffés de besoins affectifs. À force d'avoir vendu un peu de notre pouvoir (réduit au « pouvoir d'achat ») à l'autre, nous avons perdu notre propre pouvoir, c'est-à-dire la relation avec nous-même.
Comme dans une relation perverse, nous allons au grès des rayons de la FNAC trouver le nouveau branchement sans lequel notre iphone ne pourra plus fonctionner. De même, un peu hagards, nous cherchons un partenaire en croyant, pareillement, que l'amour consiste à obtenir ce que l'on veut.
L'autonomie, c'est reprendre son pouvoir, définitivement. Et réaliser, humblement que nous sommes ô combien dépendants : de l'oxygène, de l'eau, de la terre, de la culture (nourriture), de l'Autre (vivant), quel qu'il soit. En reconnaissant notre capacité à être autonomes, c'est-à-dire à incarner La Vie en notre être, nous nous permettons de vivre une co-dépendance plus intelligente.
En étant autonome, nous nous offrons d'aimer véritablement l'Autre. Ne plus en avoir besoin mais l'aimer, le désirer... ou même en avoir envie ! Bref, ce n'est pas en avoir besoin.
C'est peut-être ce vers quoi nous allons, consciemment ou inconsciemment : retrouver cet élan collectif comme les oiseaux migrateurs dans le ciel, comme les musiciens dans le mouvement d'une symphonie naturellement pris par la musique... Liberté et conscience !
À chacun de nous de choisir si nous voulons vivre plus loin dans l'illusion de l'individualisme ou tomber les armes une bonne fois pour toutes en ouvrant notre coeur à dénouer les crispations de ces temps infinis...
L'EMPEREUR
Étonnamment, ces mots me viennent tandis que je prépare le 5ème concerto de Beethoven intitulé L'Empereur, composé lorsque l'Autriche venait en guerre contre Napoléon Bonaparte, en 1808. Beethoven d'abord fasciné par Napoléon a fini par le détester.
Il y a, je trouve, dans cette musique, toute l'interrogation entre le pouvoir de la nature, lumineux et collectif (à l'image de la 6ème symphonie dite Pastorale) et la caricature d'un pouvoir égotique de l'empereur, contrôlant ou militaire.
Entre tout cela, il est un autre pouvoir, et pas des moindres, en nous : celui de la poésie et de la légèreté. Du rire ! Du beau ! C'est peut-être ce qui a permis à Beethoven de sublimer ces espaces de peur, de violence et de fracas.
Il y a, dans un genou à terre, toute la puissance d'une poitrine pointée vers le ciel.
En hébreux, le mot shalom ou shalem ne signifie pas seulement paix. Il signifie aussi complet. N'est-ce pas cela l'autonomie ? Car après tout, c'est quand je suis dans ma complétude, dans mon entièreté, que je suis en paix, et non pas en l'absence de guerre. Plus encore : c'est alors que je réalise que je suis la paix. Ainsi puis-je chanter l'Ode à la Paix *, en choeur avec le monde.
Jung disait : « non pas parfait, mais complet ». De notre ego à notre universalité, je nous crois profondément accompagnés ce mois-ci en une vague d'amour, de cet amour qui, comme dans le film de Bruno Dumont, revient sans cesse frapper à notre porte, même déchu, même violenté, même piétiné, pour nous redire, éternellement : « je t'aime ».
À votre âme,
Un magnifique mois de printemps !
Hélène Tysman
* Beethoven, 9ème symphonie
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