EXIL
Il est mon refuge, cet endroit qui me catapulte ailleurs. Pourtant je suis une femme d’intérieur ! Au sens figuré du terme. L'exil, l'exode... sonnent comme ces médicaments dont les préfixes abracadabrants vous embarquent ailleurs – en illusion du moins. C’est un ex-nihilo au départ comme à l’arrivée.
Pourtant le plus exotique des pays est en soi. La lune, mars, le soleil, c’est la conquête d’un pilote au cœur de son propre univers. Alors pourquoi autant d'arrachements ? Pourquoi tant d'acharnement à partir ou à rester, à tenir ou à desserrer ?
Comme une main qui s'ouvre, il faut qu'elle ait été serrée un temps pour s'ouvrir ensuite au ciel - et inversement. Voilà le miracle de la dualité !
Observant le parcours des musiciens célèbres, je constate une tendance : celle de partir, de quitter un endroit pour un autre, assez radicalement sinon fréquemment. Entre l’exil définitif du polonais Frédéric Chopin, les voyages incessants d’un Franz Liszt, les déménagements records de Ludwig Van Beethoven ou, de nos jours, les parcours devenus la norme de jeunes musiciens étudiants dans le monde entier, depuis la Russie jusqu’aux Etats-Unis en passant par l’Allemagne et bientôt l'Asie… Bref, je trouve un certain courage à cet élan qui s’extirpe d’un endroit pour un autre.
Aller vers, c’est le mouvement de l’audace, l’appel d’un inconnu obligeant à laisser derrière soi une terre natale, une identité, une langue. Il y a dans ce processus, le cheminement d’un alchimiste, d’un sage, d’un artiste. D’un fou ? L’audace nous rendra libres écrit Linda Bortoletto, exploratrice dans l'âme… Ce mot – l’audace - résonne en moi comme le plus grand des trésors. Ayez de l’audace et tout ira bien ! Car sans cela, impossible de partir, donc impossible d’aller à la rencontre de sa liberté. Partir, c’est observer tout ce que l’on a pu croire de soi-même et s’aventurer à ce qu’on ne sait pas encore de soi. Dans ce va-et-vient du connu et de l’inconnu, c’est parfois en explorant tout ce qu’on n’est pas ou ce qu’on n’est plus que l’on se rapproche tel le papillon à la lumière un peu plus vers qui l’on est.
Comme le silence dessine tout ce que la musique n’est pas, nous nous demandons tout ce que nous ne sommes pas en allant à la rencontre de l'ailleurs. Sauf qu’une fois rencontré, cela appartiendra à notre musique et il sera toujours – aussi longtemps que nous sommes corps dans ce corps - une frontière entre ce qui nous définit et ce dont nous n’avons aucune connaissance – à priori. Sommes-nous donc condamnés à cet aller vers permanent ?
LA TRANSFORMATION EST UNE TRANSGRESSION
L’exil, ce n’est pas toujours franchir les frontières de la cartographie du monde. C’est parfois changer une seule petite habitude de son quotidien, lâcher un conditionnement, transformer une croyance, apprendre un nouvel instrument. Changer d’environnement, cuisiner différemment, parler à un étranger, accepter de s’éloigner d’un souvenir, d’un passé et se rapprocher d’une zone inconnue. Voilà autant de découvertes qui ne peuvent avoir lieu sans cet élan de départ. Et voilà autant de gestes, à priori minuscules, qui, chaque jour, changent des vies. Car à l'inverse, l'on peut partir à l'autre bout du monde ou avoir la manie du mouvement et en réalité ne pas s'aventurer plus loin que son ombre...
Comme une partition de musique, la note suivante ne résonne qu’une fois quittée la précédente. Même si la partition existe entièrement, déjà, depuis la première note jusqu’à la dernière, on ne peut entendre cette symphonie qu’en acceptant de passer d’une note à l’autre, dans notre compréhension linéaire qui demande de lâcher l'avant pour connaître le suivant.
C’est en abandonnant ce qui vient d’être que vibre ce qui arrive. L’adolescent laisse l’enfant et meurt aussi pour laisser naître un jour l’adulte – plusieurs fois dans sa vie. Apprendre pour désapprendre puis réapprendre, c’est le cheminement du sage qui croit un instant avoir tout compris pour finalement réaliser qu’il ne sait rien ! Comme lorsqu’on joue Mozart, après l'avoir étudié toute une vie, l'ultime quête est enfin de se délester de toute cette maîtrise pour retrouver le goût de l’innocence. Encore faut-il être capable d'atteindre cette maîtrise puis de l'abandonner. Comme une montagne que l'on gravit, il faut être capable de la redescendre et puis même de se rendre compte que les cimes, finalement, sont en nous. La difficulté de lâcher une connaissance apprise à la sueur de son front est parfois plus grande encore que celle d’apprendre une nouvelle connaissance.
ABANDON
Capituler. Je ne sais rien. Je n'attends plus rien. Je ne suis plus rien. C’est cela l’exil. Repartir de zéro, redevenir étranger face aux autres donc face à soi-même. Surtout face à soi-même. Voilà le plus grande des vertiges. Accepter de vriller, un instant du moins. L’humain a cette capacité unique de s’adapter à tout. Il crée des mécanismes conscients ou inconscients qui, même aux endroits les plus improbables, lui permettent de se recréer un schéma, une adaptabilité à l’environnement (sauf cas extrêmes incompatibles avec sa survie minimale). Il n’y a rien que l’être humain aime plus que reproduire ! Dès qu’une chose est imitée, observée, connue, sue, intégrée, elle n’a plus qu’à se répéter ad libitum. Jusqu’aux prochains schémas, jusqu’aux prochaines transformations.
La limace se dandine avant que ne frétille le papillon, dansant dans les airs puis fanant comme un pétale de rose à peine le souffle posé.
Sortir d’une habitude pourtant, c’est s’extirper d’un pays connu pour une terre imaginaire. Nous voilà alors reparti, nouveau départ, nouvelle terre, nouveau lieu. C’est qu’il fait froid au début lorsqu’on arrive dans un lieu inhabité, non-familier. On peut se sentir abandonné dans le plus beau des châteaux éclairé d’une bougie et se sentir rassuré dans un studio au vieux goût de pantoufles usées. Alors, s’arracher d’une terre pour une autre, consciemment, est un acte de bravoure. On n'y accède qu'en mourant un peu, c'est-à-dire en y laissant nos illusions comme on dirait qu'on y laisse sa peau. On y tient tant à ces illusions ! Parfois elles sont nos souffrances les plus terribles mais nous croyons qu'aucun autre costume ne nous ira mieux que celui-ci alors nous tenons ce vieux tissu comme un enfant a peur de se faire dérober son sucre d'orge dans une cour de récréation.
L'exilé est un rebelle ! En vérité, la différence entre un voyage touristique et un exil, c'est que dans le deuxième il n'y a aucun projet de retour, aucune garantie de revenir. Cela est même inimaginable. On ne revient jamais comme avant. On ne se baigne jamais deux fois dans un même lac. C'est un aller simple.
« Apprend les règles comme un professionnel afin de pouvoir les briser comme un artiste. » Pablo Picasso
En musique classique, il faut des accords sonnants et dissonants pour moduler d'une couleur à une autre. Entre accords et désaccords, nous sommes les héros de notre quotidien, où il nous est possible de prendre conscience à chaque instant de là où nous maintenons encore serrée notre peur et là où notre audace est plus forte, non pas pour aller ailleurs, mais bel et bien accueillir cette peur comme le cycle des orages, des pluies ou des étés.
Toute création, par essence, tient d'un élan vers l'inconnu, l'utopie, l'inexploré. Puisque cela n'a jamais été fait avant, c'est alors le plus gigantesque des sauts, le plus grand des risques. Ce n'est pas tant l'objet rencontré au final, mais le sujet qui rencontre. Nécessairement, étant unique, son expérience le sera. En prendre conscience est déjà poser un pied dans cet inconnu.
LES RACNES
C'est en observant, comme à mon habitude, des chamans - Mongoles, Japonais, Amazoniens - que je réalise combien le voyageur est un artiste, combien l'artiste est un voyageur. Le véritable détachement n'est pas de ne plus s'attacher à rien mais de pouvoir s'attacher ou se détacher. Être avec ou sans, être ici ou là. L'illusion est grande de se croire détaché de tout, donc libre ! Pourtant, impossible de traverser les mondes sans être libre.
En explorateur des mondes, le chaman s'exile en permanence. Il s'extirpe d'une réalité pour une autre. Il fait de la vie un art, une perpétuelle transformation. Parfois silencieuses, ces transformations sont notre état d'être. Un état qui n'est qu'illusion puisqu'il n'est jamais qu'une transition, un pont entre un accord et un autre. Nous ne sommes peut-être alors que des passeurs en transit, des voyageurs sur un quai de gare et pourtant comme il est doux de flâner dans les gares, dans les aéroports, sur les aires d'autoroutes !
VIVRE EST UN ART
Partir est la plus vieille école, le plus éternel des chemins.
Allant vers la note suivante, nous tâchons d’appendre à lâcher la précédente.
Et si l’instant présent n’était autre qu’un perpétuel exil ?
L’odyssée de l’artiste n'est alors peut-être que l'apprentissage d'un passage : celui d'un accord à un autre, celui qui nous permet d'accéder à tous les états sans jamais trop croire que nous sommes l'un d'eux.
Harmonieusement vous !
Vous souhaitant un été inspirant,
Hélène Tysman
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